Je ne connais pas un musicien qui, au moins à ses débuts, ne s’est pas demandé pourquoi il y avait plusieurs écritures possibles pour la même note : do♯ et ré♭, mi♯ et fa, do𝄪 et ré, etc. Ce qui semble une complexité superflue ou un formalisme pédant est en fait dicté par la théorie musicale et s’explique très logiquement. Do♯ et ré♭ sont certes homophones, ce sont deux notes de même fréquence sonore (en tout cas sur un instrument à tempérament égal, mais je ne vais pas entrer dans ces considérations pour ne pas compliquer les choses), elles s'obtiennent avec la même touche sur un piano et avec les mêmes pistons sur une trompette, mais elles n’ont pas la même fonction, pas le même rôle musical.
Au commencement, il y a la gamme naturelle que tout le monde connait : do ré mi fa sol la si. J’expliquerai peut-être un jour d’où vient cette gamme, pourquoi elle mérite ce qualificatif de « naturelle » et pourquoi elle façonne la musique occidentale depuis deux mille ans. Ou pas. Parce que c’est effroyablement complexe et que ça soulève des questions aux confins des mathématiques, de l’acoustique et de la musique. Mais quoi qu’il en soit, tout part de cette gamme.
Ce qui est intéressant, ce qui donne la couleur de cette gamme et de toute la musique qui en découle, c’est qu’il n’y a pas le même intervalle entre chaque note, qu’on appelle aussi « degré ». Pour déterminer cet intervalle, on peut simplement compter le nombre de touches consécutives qu’il faut franchir (en comptant les touches noires) pour monter d’un degré à l’autre sur un piano. Pour passer de do à ré, il faut franchir deux touches, de ré à mi, deux touches également, de mi à fa, une seule touche, etc. Franchir une touche correspondant par définition à un demi ton, on peut dresser le tableau suivant :
do : note fondamentale
ré : 1 ton au dessus de la fondamentale
mi : 2 tons au dessus de la fondamentale
fa : 2½ tons au dessus de la fondamentale
sol : 3½ tons au dessus de la fondamentale
la : 4½ tons au dessus de la fondamentale
si : 5½ tons au dessus de la fondamentale
Maintenant, que se passe-t-il si je décide de monter la gamme naturelle non pas en partant de do, mais en partant, par exemple, de fa ? Rien ne me l’interdit. Par définition, une gamme doit comprendre exactement une fois chaque note de la gamme naturelle. On obtient donc : fa sol la si do ré mi. Mais si je joue cette succession de notes sur un piano, j’obtiens une gamme qui n’a pas la même couleur que la gamme de do. Pourquoi ? Parce que le quatrième degré n’est pas à la bonne hauteur. Comptons les touches du piano pour construire le même tableau que précédemment :
fa : note fondamentale
sol : 1 ton au dessus de la fondamentale
la : 2 tons au dessus de la fondamentale
si : 3 tons au dessus de la fondamentale
do : 3½ tons au dessus de la fondamentale
ré : 4½ tons au dessus de la fondamentale
mi : 5½ tons au dessus de la fondamentale
On voit que le quatrième degré, le si, est 3 tons au dessus de la fondamentale, alors qu'il devrait être à 2½ tons. Pour que notre gamme de fa sonne pareillement à la gamme de do, il faut donc abaisser le quatrième degré d’un demi-ton. Ce qu’on obtient en lui ajoutant un bémol :
fa : note fondamentale
sol : 1 ton au dessus de la fondamentale
la : 2 tons au dessus de la fondamentale
si♭ : 2½ tons au dessus de la fondamentale
do : 3½ tons au dessus de la fondamentale
re : 4½ tons au dessus de la fondamentale
mi : 5½ tons au dessus de la fondamentale
Et tout rentre dans l’ordre. La réponse au questionnement initial vient alors naturellement : si l’on avait écrit la♯ à la place de si♭, on obtiendrait certes la même chose à l’oreille puisque la♯ et si♭ correspondent à la même touche du piano, mais notre gamme deviendrait : fa sol la la♯ do ré mi. Il manquerait le si et le la apparaitrait deux fois, ce qui contreviendrait à la logique qui veut qu’une gamme contient exactement une fois chaque note.
Bien sûr, on peut jouer au même jeu en partant de n’importe quelle autre note. On s’aperçoit alors que pour monter une gamme naturelle à partir de ré, il faut que le fa et le do soient dièses, à partir de mi, il faut que le fa, le do, le sol et le ré soient dièses, et ainsi de suite. Pour ne pas surcharger l’écriture, on écrit généralement ces altérations une fois pour toute au début de la partition plutôt qu’à chaque fois que les notes concernées apparaissent dans le texte musical : c’est l’origine de l’armure. Mais c’est encore un autre sujet !
Exercice : essayez de monter une gamme naturelle partir d’un sol♯. Vous verrez que la seule façon d’y parvenir est de monter le septième degré, soit le fa, d’un ton entier, c’est à dire de lui appliquer un double dièse. Autrement dit, vous venez de réaliser l’utilité du fa𝄪. Magique, non ?
Il y a très longtemps, j’ai vu un psy et ça ne s’est pas très bien passé. Certes, ce fort vénérable praticien n’avait rien contre les homos en tant que personnes et d’ailleurs, aimait-il à raconter, à l’époque où il exerçait dans un hôpital militaire, il était tombé plus d’une fois en entrant dans une chambre sur des bidasses qui s’enfilent sans que ça le choque outre mesure, haha, c’est la nature, ça ne fait de mal à personne. En revanche, il était totalement opposé aux homos en tant que groupe social : pas de PaCS (on ne parlait pas encore de mariage à l’époque), pas d’adoption, pas de reconnaissance légale de quoi que ce soit, pas de visibilité, etc. Les Marches des Fiertés étaient pour lui des exhibitions honteuses, toute revendication constituait une aberration politique et tout lieu de sociabilité gay témoignait de notre enfermement communautaire.
Des années plus tard, j’ai vu un autre psy. Une personne sympathique et ouverte, mais un peu naïve et qui ne connaissait rien – mais alors rien de rien – aux oppressions systémiques. Un jour, il me dit : mais vous parlez comme si le monde entier était homophobe, de nos jours c’est exagéré ! Je lui ai donc expliqué que littéralement à chaque minute de ma vie je suis confronté au fait que le monde n’est pas conçu pour moi : je dois contrôler mon comportement dans l’espace public parce qu’y être soupçonné d’homosexualité est dangereux, plein de procédures et de formulaires ne sont pas prévus pour le cas Monsieur et Monsieur, on a une appréhension chaque fois que l’on doit faire venir un inconnu à la maison (médecin, plombier, facteur…) parce qu’on sait que des personnes réagissent mal devant des gays, on n’écrit pas nos prénoms sur la boite aux lettres pour cette même raison, même appréhension quand on arrive dans un hôtel où l’on a réservé une chambre avec un seul lit, le monde du travail est rempli de blagues sur les pédés et de managers qui participent à la manif pour tous, on s’abstient de trop raconter sa vie à la machine à café parce que répondre « j’étais à la gay pride » quand on vous demande ce que vous avez fait ce week-end est le plus sûr moyen de s’embarquer dans une discussion aussi interminable qu’affligeante et franchement, je n’ai plus la patience, on ne peut pas lire un article dans le journal sur un sujet LGBTQ+ qui ne soit pas rempli de conneries et si c’est un journal en ligne, qui ne soit pas suivi d’un torrent d’insultes dans les commentaires, on sert de caution politique à la moitié de la gauche et de punching ball à la moitié de la droite, nos vies sont disséquées et jugées en place publique dès qu’on prétend faire le moindre truc normal comme travailler au contact d’enfants ou fonder une famille, les médias déroulent le tapis rouge aux réacs qui nous vomissent dessus sans leur opposer la moindre contradiction, les films et les reportages qui passent chaque année à la télé où je peux m’identifier à un personnage positif se comptent sur les doigts des deux mains et de toute façon ils passent à une heure du matin pour ne choquer personne, etc. Ah, mais si vous allez par-là, me répondit le brave homme, vous ne vous sentirez jamais en sécurité nulle part ! Ben oui chou, c’est justement le problème, allô ? Quelques temps plus tard, il m’a affirmé que la Loi avait pour but d’indiquer aux citoyens où étaient le Bien et le Mal, le vieil anar à l’intérieur de moi s’est retrouvé en PLS, je lui ai répondu que la Shoah était légale donc ça devait sûrement être une bonne chose et j’ai arrêté de le voir peu après.
Et puis il y a quelques semaines, ma généraliste, impuissante devant une recrudescence de manifestations somatiques, m’encourage à retenter l’expérience et m’adresse à une nouvelle psy. J’y vais, première séance, contact mitigé mais je fais un effort, puis elle me demande si j’ai déjà consulté, je lui explique brièvement mes déboires, elle démarre au quart de tour et me rétorque que de toute façon, les gays, dès qu’on n’est pas d’accord avec vous on est taxé d’homophobie, on peut parfaitement être contre le mariage pour tous sans être homophobe et puis d’ailleurs étymologiquement ce mot ne veut rien dire, l’homophobie si on y réfléchit bien ça n’existe pas, etc. ; ceux qui ont un peu de militantisme derrière eux auront reconnu les éléments de langage habituels des mouvements anti-égalité. Je suis retourné la voir une seconde fois quand même, parce qu’elle avait fait une erreur sur l’ordonnance la première fois (bonjour l’acte manqué, j’ai envie de dire…) et il fallait qu’elle la corrige si je voulais avoir mes médocs, mais il n’y aura évidemment pas de troisième fois.
Tout ça pour dire que primo, je trouve quand même gênant que des gens dont le boulot est de s’occuper de santé mentale soient aussi peu formés sur les mécanismes systémiques et les oppressions (voire en soient eux-mêmes des vecteurs) alors que ces mécanismes sont justement à l’origine de quelques unes des pathologies pour lesquelles on les consulte ; et secundo, faites pas les étonnés quand on fait des listes de médecins safe et de médecins pas safe.
D’aussi loin que j'ai pu remonter ma généalogie, jusqu’à 1650 environ, toute une branche de ma famille vient d'un petit bled normand situé à quinze bornes des plages du débarquement. J’ai peine à imaginer la vie que pouvaient mener ces gens à un tel endroit et à ces époques, alors que les déplacements étaient limités, le climat rude et les occupations rares ; d’ailleurs, tous furent marins ou paysans, épousèrent une personne du même village et firent leur vie sur place. Mon grand-père fut le premier à quitter l’endroit pour venir s’installer à Paris.
Bien sûr, c’est l’endroit où nous passions toutes nos vacances, d’abord dans la maison de mon arrière-grand-mère puis quand elle fut vendue, au camping municipal qui était tenu par un lointain cousin. Je connais par cœur tous les recoins de ce bout de terre, les petites ruelles pittoresques du village, la chapelle des marins, les odeurs de la mer, l’épicier avec sa balance Roberval et ses œufs frais à l’unité, la criée sur le port à l’arrivée des chalutiers, le vieux coiffeur aux gestes aussi lents que précis (8 Francs la coupe), le libraire où j’allais acheter Pif-Gadget le mercredi, les sentiers côtiers où l’on m’interdisait d’aller quand la mer était un peu forte mais j’y allais quand même, les vagues de plusieurs mètres qui s’abattaient sur la jetée les jours de tempête, les nuits d’été allongé dans l’herbe à essayer de reconnaître les constellations, les vieux qui parlaient un patois incompréhensible, le défilé aux lampions du 14 juillet, la fête foraine du 15 août, le cinéma où nous étions allés voir La Tour Infernale, le bout de plage au relief traitre où se noyaient régulièrement des touristes encerclés par la marée montante, la cabine téléphonique d’où l’on appelait les potes ou la famille restée à Paris en composant le 16 et le 1, les petites routes où j’ai appris à conduire la Citroën DS familiale, l’usine de la Hague en construction qui promettait de l’emploi pour tous, la maison biscornue sur le quai où je me disais que j’aimerais habiter quand je serai grand, et une foule d’autres détails insignifiants.
Les plages du débarquement. Inutile de dire que mon grand-père me les a fait parcourir en long, en large et en travers, me racontant mille anecdotes héroïques dont la plupart étaient probablement inventées vu qu’il n’était pas là, vu qu’il avait été arrêté et envoyé dans un camp de travail en Allemagne dès 1943, mais on faisait semblant de le croire pour ne pas le vexer. À marée basse, on y pêchait des couteaux (il fallait du gros sel, une bêche et des bons réflexes) et des douilles de balle vides ; les jours de pluie, on y visitait les innombrables musées de la Seconde Guerre Mondiale qui jalonnent le bord de mer. Quelques années plus tard, j’ai eu un des premiers ordinateurs personnels, un ZX81, j’avais récupéré dessus un jeu qui s’appelait D-Day, il fallait aider les alliés à débarquer en larguant des bombes sur les bunkers allemands depuis un avion – enfin disons plutôt qu’il fallait larguer des gros pixels noirs sur des gros pixels gris foncés depuis un avion en ASCII-art qui traversait le haut de l’écran…
À l’époque, le débarquement, c’était de l’histoire récente. Trente ans. L’équivalent de la chute du mur de Berlin pour nous. On croisait des gens « qui y étaient », d’autres qui n’y étaient pas mais qui se rappelaient ce qu’ils faisaient ce jour-là, il y avait des traces partout, des ruines de blockhaus, des trous d’obus, des bouts de barbelés et des restes de munition sur les plages, des anecdotes dans les familles. Les boutiques des brocanteurs étaient remplies du bazar abandonné par les soldats américains, récupéré par les habitants locaux comme des reliques de la Libération et conservés dans les greniers, des casques, des gourdes, des boites de ration, des uniformes, des parachutes et même des phares, des calandres ou des roues de Jeep. Cette proximité temporelle, géographique et familiale en faisait un événement un peu « spécial » pour moi, j’oserais dire : un événement un peu romantique, comme on peut trouver romantique un passé idéalisé au fil du temps. Fort heureusement, le film Il faut sauver le soldat Ryan m’a remis les idées en place.
Aujourd’hui, on célèbre le soixante-quinzième anniversaire. Je crois que je n’arrive pas à réaliser ce chiffre. Hier encore… comme dit la chanson. Les plages ont été nettoyées, beaucoup de blockhaus sont détruits, les anecdotes sont oubliées, il ne reste plus personne pour se rappeler ce qu’il faisait ce jour-là, mes grands-parents sont morts depuis longtemps, je ne mets plus les pieds là-bas que quelques jours tous les cinq ou six ans, la dernière fois je n’ai même pas retrouvé la tombe de mon arrière-grand-mère dans le cimetière, la concession a expiré. C’est devenu abstrait. Ce ne sont plus des histoires. C’est devenu de l’Histoire.
Et je n’habite toujours pas la petite maison biscornue sur le quai.
Le nombre de points communs entre la politique macroniste et le monde des start-up n’en finit pas de me fasciner ! Je suppose que ça explique une bonne part de mes énervements : des zigotos biberonnés à la mentalité des écoles de commerce, j’en ai croisé des dizaines dans les boîtes où je suis passé et je sais les dégâts qu’ils font.
Le plus évident, c’est le bullshit. Il y a les grandes phrases creuses sur les valeurs de l’entreprise ou de la République, les affirmations volontaristes sur la force de vente du service commercial ou sur la reconstruction des cathédrales, ça en jette même si tout le monde sait que c’est intenable, il y a la glorification du travail, individuel ou en équipe selon le moment et le contexte, il y a les PowerPoint avec des courbes qui montent et les conférences de presse où tout le monde sait bien que ce qui se dit est bidon ou déconnecté des réalités mais personne ne moufte parce qu’on a besoin de payer son loyer à la fin du mois alors on ne va pas contredire la direction en pleine réunion corporate, et puis il y a tout ce discours « nouveau monde » sur la politique et le travail autrement, on va organiser l’entreprise comme l’État avec une hiérarchie super horizontale, ni corps intermédiaires ni sous-managers, nos parents en ont tellement chié avec leur N+1, N+2, N+je-sais-pas-combien on ne va quand même pas reproduire la même erreur, ou alors s’il y a des intermédiaires parce qu’on est bien obligé d’avoir des ministres et des chefs de service, on les veut dociles et sans le moindre pouvoir de décision, et puis on va s’affranchir des vieilleries qui nuisent à la productivité et à l’innovation comme les syndicats et les contrats de travail et les horaires fixes, et puis il y a un babyfoot au fond de l'open space et on va aller boire des bières le jeudi soir, ça va être cool.
Évidemment derrière ces beaux principes, c’est le pire de l’exploitation des individus qui nous revient directement du XIXe siècle, c’est l’explosion des burn-out et des arrêts de travail, c’est le fantasme patronal des travailleurs désincarnés qui ne sont rémunérés que pour le travail qu’ils produisent et dont on ne veut pas entendre parler des maladies, des congés ou des retraites, tout le monde est (auto-)entrepreneur et responsable de son destin bon ou mauvais, c’est l’abandon de tous les acquis sociaux et de la solidarité nationale. C’est une régression considérable mais on ne peut même pas en débattre parce qu’il faudrait commencer par déconstruire le dévoiement savamment entretenu du vocabulaire qui appelle progressistes ceux qui ramènent le droit du travail cent ans en arrière et passéistes ceux qui voudraient l’améliorer, mais déconstruire du vocabulaire dans une émission de télé, vous n’y pensez pas, ça n’intéresse personne, c’est trop compliqué, c’est idéologique, ça nuit à la compétitivité, ça créé de la dette, de toute façon on n’a pas le temps, priorité à l’info, priorité au direct.
Un autre point commun entre macronisme et entreprise est cette manie indécrottable à se croire meilleur que tout le monde. Et donc à ne jamais écouter les spécialistes, puisqu’on n’a pas besoin de consulter des experts quand on sait déjà tout. Pourquoi s’embarrasser des avis des architectes alors qu’on sait comment construire une cathédrale, pourquoi s’embarrasser des avis des magistrats et des avocats alors qu’on sait comment résoudre tous les problèmes de la Justice, pourquoi s’embarrasser des avis des profs alors qu’on sait comment doit fonctionner l’Éducation, pourquoi s’embarrasser de l’avis d’un développeur alors qu’on sait quelle doit être l’architecture IT du projet pour le client Bidule, Inc. De toute façon, si on écoute les experts, on ne fait jamais rien, ils disent toujours que tout est impossible, comment voulez-vous innover dans ces conditions. Et comme asinus asinum fricat, ceux qui savent tout promeuvent leurs potes qui savent tout et on se retrouve avec un responsable cybersécurité qui n’a jamais ouvert un bouquin de crypto, un animateur télé qui entretient le patrimoine, un architecte logiciel qui n’a jamais écrit une ligne de code, et un général en retraite qui dirige un chantier de reconstruction.
Alors évidemment, le problème, c’est que des gens ne se laissent pas faire. Ils en ont marre d’être traité comme de la merde, ils enragent de voir leur boîte ou leur ministère de tutelle foirer des projets parce qu’un manager refuse d’écouter les bonnes personnes et ils pètent un câble quand par dessus le marché on leur en fout la responsabilité sur le dos, ils voient bien les acquis sociaux qu’ils perdent et leur salaire qui stagne et les collègues qui vont pleurer aux chiottes après chaque réunion. Et c’est là qu’apparaît un autre point commun entre les entreprises et ce gouvernement : l’autoritarisme. Parce que quand on prend des décisions idiotes, injustes, ou contraires aux intérêts des gens, la seule manière de les faire appliquer est de les imposer par la force. C’est facile dans les deux mondes : le respect de la hiérarchie et la peur des sanctions (ou du chômage) pour les entreprises, le recours aux forces de l’ordre pour le gouvernement. Et aussi, pour les deux, la manipulation. Faire passer toute voix discordante, toute personne critique, tout opposant, pour un déséquilibré, un violent, un radical, une personne infréquentable, voire un terroriste.
Je crois que c’est à ça qu’on assiste : les derniers soubresauts d’une société fondamentalement injuste, inégalitaire, raciste, sexiste, homophobe, destructrice autant pour la planète que pour nous, d’où toute perspective de progrès a disparu. (Bien sûr, c’était pire avant, mais on voyait qu’on allait vers un mieux ; aujourd’hui, on n’a même plus cet espoir, l’ascenseur social est en panne et les idées les plus réactionnaires sont normalisées.) C’est probablement pour ça que les classes moyennes se sont ralliées massivement à Macron en 2017. C’était le seul candidat qui malgré ses discours révolutionnaires incarnait en réalité l’absence de changement, c’était le seul candidat dont l’élection signifiait qu’on n’allait rien remettre en cause, qu’on allait repartir comme avant pour encore un tour. Si nécessaire à coups de Tonfa et de gaz lacrymogènes. Peut-être le dernier tour. Cinq ans de répit avant le saut dans l’inconnu, en quelque sorte.
Parce que c’est peut-être le dernier point commun de ma liste : une start-up, à quelques rares exceptions, ça ne survit jamais très longtemps.
Évidemment, avec ces histoires de débat national et de référendum d’initiative populaire, tout un tas de groupuscules réacs essaient de remettre leurs vieilles idées sur le tapis. Exemple aujourd’hui avec le Conseil Économique, Social et Environnemental qui annonce que la proposition qui a recueilli le plus de suffrage sur sa plateforme web est l’abrogation de la loi Taubira.
C’est de bonne guerre et c’était prévisible, mais pas de quoi m’inquiéter outre mesure ; ces groupes sont très minoritaires et n’ont aucune chance de remporter un quelconque suffrage. Ceux qui m’agacent en revanche, ce sont les politiques qui ne voient pas le problème. Alexis Corbières il y a quelques jours, Chantal Jouanno aujourd’hui, assurent qu’en démocratie, il ne faut pas avoir peur du peuple, qu’aucun sujet n’est tabou et que de toute façon, on ne peut pas empêcher les citoyen d’organiser un débat sur les sujets qu’ils veulent.
C’est bien évidemment faux. Il y a des tabous.
Si des citoyens proposaient de débattre du rétablissement de l’esclavage des Noirs ou du rétablissement des lois antisémites de Vichy, nul doute que ces élus condamneraient l’idée même de tels débats. Et si des citoyens proposaient d’abroger l’IVG ou de rétablir la peine capitale, peut-être ne condamneraient-ils pas l’idée du débat en tant que tel, mais en tant que députés ou membres du gouvernement, ils préviendraient d’avance que la ligne politique sur ces sujets est immuable, quelle que serait l’issue des discussions.
Non, ce que révèlent les sorties d’Alexis Corbières et de Chantal Jouanno, c’est qu’il y a bien des tabous ; simplement, les droits des homosexuels n’en font pas partie. C’est peut-être une stratégie politique, sacrifier les minorités sexuelles pour glaner quelques voix électorales chez les réacs ; mais moi je crois que c’est pire, je crois que c’est un impensé. C’est pire parce que ça veut dire que fondamentalement, ces gens n’ont pas intégré l’idée que les droits des homosexuels étaient des droits humains. Au détour de leur réponse naïve, presque spontanée, à une question de journaliste, leur conception du mariage pour tous apparait nue et sans fard. Et elle n’est pas belle.
Pour eux, le mariage est comme le prix de l’essence : une variable d’ajustement, une question dont on peut débattre, une question sur laquelle on peut se mettre autour de la table entre personnes de bonne volonté pour trouver un arrangement qui satisfasse toutes les parties. Ce n’est pas le cas. Ni moralement, ni juridiquement. L’égalité en droit des citoyens est intangible, aussi bien pour des raisons éthiques évidentes que parce que ça figure noir sur blanc dans le bloc de constitutionnalité.
Et si l’on devait un jour régresser sur ces questions, j’en tiendrais ces élus et leurs impensés bien plus responsables que les résultats du suffrage populaire.
La Marche des Fiertés et les discussions qui l’ont précédée ont été animées cette année ! C’est, je crois, le fait de la coïncidence de deux mouvements contraires : l’Inter-LGBT qui tente d’organiser le défilé le plus consensuel possible, et des militants qui se sentent oubliés et veulent remettre certaines questions politiques au centre de la manifestation.
Je comprends les deux. D’un côté, les slogans consensuels (et nos goûts légendaires en matière de bonne musique !) attirent du monde. Avoir le plus de participants possible et un défilé pas trop radicalisé est une stratégie politiquement payante. Mais elle peut donner l’impression que la Marche « s’embourgeoise », qu’elle est tournée vers les gays des classes moyennes, bien intégrés, qui n’ont jamais eu le moindre problème avec l’État (au sens large : les politiques sociales, les administrations, la police, etc.), dont l’homosexualité est acceptée et dont le dernier souhait après que le VIH est devenu une maladie chronique était de pouvoir se marier ; un public qui en quelque sorte, pourrait avoir l’impression que le temps des luttes est fini et que des marches revendicatives ne sont plus nécessaires. De l’autre côté, tous les oubliés de cette belle vision : les lesbiennes, dont on défend la PMA pour faire comme si on n’oubliait pas le L dans LGBT mais en réalité tout le monde s’en fout, ce n’était même pas un mot d’ordre officiel cette année ; toute une population pour qui l’homosexualité est encore un problème au quotidien, comme par exemple les jeunes de banlieue, qui de plus se heurtent tous les jours à leur exclusion des politiques sociales et à la violence policière (comment faire respecter ses droits en tant qu’homo si l’État et ses représentants ne vous respectent même pas en tant qu’humain ?) ; et je ne parle même pas des droits des trans.
Quelques uns de ces oubliés, les queers racisé.e.s, ont voulu cette année « hacker » le cortège de tête. L’histoire est fractale. La minorité gay a été invisibilisée, effacée de la société pendant des décennies, et maintenant qu’à force de militantisme, les gays ont fait reconnaitre leurs droits, ils invisibilisent à leur tour une minorité en leur sein, nient l’existence de leurs discriminations spécifiques, hurlent au communautarisme (c’est le comble !) et à la division. L’universalisme qui sous-tend toujours toute discussion politique en France est fractal, lui aussi. Les partis politiques ont longtemps rejeté les questions gays au prétexte qu’elles n’étaient pas universelles, et maintenant que les droits des gays sont reconnus au même titre que les autres droits humains, les militants gays rejettent les problèmes raciaux dans leur communauté au prétexte que ça ne serait pas universaliste.
Cette minorité dans la minorité a donc voulu rappeler qu’elle existait en manifestant dans la manifestation, de façon assez… radicale.
Que n’ai-je pas lu à ce sujet ! Racisme anti-blanc, ségrégation… Alors, non. La ségrégation (dont le racisme n’est qu’une des multiples formes possibles) est un projet politique, une vision de la société. Il s’agit de considérer que les humains ne sont pas égaux entre eux, sur la base d’un critère donné : couleur de la peau, religion, genre, orientation sexuelle, la liste est aussi vaste que l’imaginaire de la haine. Il s’agit d’inscrire dans la loi et dans la durée que ces différents humains n’ont pas les mêmes droits. C’était la ségrégation raciale aux États-Unis ou en Afrique du Sud, c’était la politique coloniale de la plupart des pays européens (les natifs des colonies n’avaient pas les mêmes droits que les natifs de métropole), c’était l’interdiction aux Juifs d’occuper certains postes ou métiers dans l’Allemagne nazie (mais aussi dans la France de Louis IX), c’est la mise à l’écart de la vie publique des femmes dans quelques pays musulmans, c’est l’exception au droit du sol à Mayotte, ce sont des discriminations liées à la sexualité ou à la religion dans beaucoup de pays du monde. Cela n’a rien à voir avec une réunion, une manifestation ou une formation non mixte, qui ne sont ni un projet de société, ni une vision du monde, ni une croyance dans l’inégalité des êtres humains, mais un outil ponctuel, limité dans le temps, dans l’espace, et dans le nombre des personnes concernées.
Pourquoi a-t-on besoin d’un tel outil ? Parce qu’on ne peut pas discuter d’une stratégie pour lutter contre un oppresseur si cet oppresseur participe à la discussion. Parce qu’on veut pouvoir discuter d’une discrimination entre personnes qui la vivent sans que des gens qui ne sont pas concernés ne nous expliquent qu’on exagère, qu’on est dans la victimisation, qu’on tombe dans le repli communautaire, que les discriminations n’existent pas, etc. Quelle femme n’a jamais été confrontée à un homme lui expliquant ce que devrait être le féminisme ou que les femmes sont responsables des violences qui leur sont faites ? Quel homo n’a jamais été confronté à un hétéro lui expliquant que les Marches des Fiertés sont contre-productives ou que l’homophobie vient de ce que les homos sont trop visibles ou réclament trop de droits ? Quel Noir ou Arabe n’a jamais été confronté à un Blanc lui expliquant que les contrôles au faciès n’existent pas ou bien s’ils existent, qu’ils sont justifiés ? La non-mixité permet en partie d’éviter ça et de pouvoir avancer. (En partie seulement : l’hégémonie culturelle de la majorité est telle qu’on trouve toujours au sein des minorités des gens qui se rallient à son point de vue ; c’est ainsi que les femmes misogynes ou les homosexuels homophobes ne manquent pas.) La non-mixité permet également d’offrir un espace de parole sécurisant : certaines personnes, on les comprend, ne sont pas à l’aise pour évoquer leurs discriminations en présence de ceux qui en sont la cause.
La non-mixité comme outil de lutte est vieille comme le monde. Les femmes ont obtenu des droits en se réunissant entre femmes, c’était le principe du MLF et de toutes les associations féministes de l’époque. Les Noirs ont mis fin aux lois raciales aux États-Unis en se réunissant entre Noirs et en organisant des manifestations pratiquement non mixtes, comme la marche sur Washington de 1963. Les homos ont obtenus des droits en se réunissant entre homos au sein du FHAR, en lisant des revues qui n’était destinées qu’aux homos comme Gai-Pied, et en organisant des manifestations où il n’y avait que des homos comme les premières gay prides. Reprocher aux queers racisé.e.s d’utiliser avec les gays la stratégie que les gays ont eux-mêmes employée trente ans auparavant avec les hétéros, cela ne manque pas de sel…
Maintenant, je pense que la Marche des Fiertés est assez grande pour tout le monde. Quarante-cinq chars répartis sur quatre ou cinq kilomètres de parcours, il devrait être possible de faire cohabiter les revendications de tous… Et surtout, je pense que les gays qui ont eu (et ont toujours) tant de mal à faire ressentir leur malaise au reste de la société, devraient être un peu plus réceptifs au malaise des minorités au sein de leur propre communauté. Cela éviterait les psycho-drames comme celui de samedi.
Quels sont les signes que vous devez quitter votre poste actuel d’ingénieur en informatique pour en trouver un autre ?
La médiocrité devient la norme dans l’entreprise. Les gens compétents ne font que passer et démissionnent avant la fin de leur période d’essai, ou au plus tard dans l’année qui suit. À l’inverse, les gens médiocres sont valorisés, des gens incompétents sont promus.
Vous passez la plupart de votre temps à faire autre chose que votre travail. Écrire des documents réglementaires, remplir des grilles de reporting, formaliser des procédures, mettre en place des KPI sont devenus votre quotidien. Concevoir une architecture logicielle et produire du code, en revanche, sont devenus des activités secondaires, voire rares.
Les décisions et les choix des équipes opérationnelles sont remis en cause par des managers qui pour la plupart, n’ont pas écrit une ligne de code depuis 1983. Le marketing se mêle de l’architecture du code et la direction décide d’orientations techniques contraires à ce que tous les développeurs séniors de la boîte conseillent.
Évoquer les problèmes devient interdit. Expliquer que telle techno imposée est inadaptée, ou bien que le planning est intenable, ou bien que telle personne n’est pas autonome et doit être davantage encadrée, ou bien que vous êtes bloqués en attente d’un autre service sont des éléments factuels impossible à exprimer. Ceux qui essaient sont réprimandés, voire mis à l’écart s’ils insistent.
Votre travail est évalué de façon bizarre, inéquitable. Une équipe qui produit de bons résultats se fait harceler, se voit reprocher des erreurs anecdotiques, est mise sous surveillance rapprochée de la direction. Une autre équipe qui enchaîne les fiascos, en revanche, est mystérieusement intouchable. Des gens qui n’ont aucune idée de ce qu’est votre boulot critiquent vos méthodes, vos résultats, vous expliquent comment vous devriez faire. Des primes salariales sont mises en place sur des critères n’ayant pas de rapport avec votre métier, par exemple sur le taux de non-conformités réglementaires par semestre, ou bien sur des critères non évaluables objectivement, par exemple sur votre « implication dans la politique d’amélioration continue ».
L’entreprise dépense une énergie considérable à mettre en place des procédures, mais qui tapent à côté des problèmes avec une telle constance, qu’elles aggravent la qualité (déjà mauvaise) de ce qui est produit. Par exemple : imposer de longs et coûteux tests des bibliothèques de développement, tests qui ne servent à rien parce que conçus et réalisés par des non-développeurs ; ou bien interdire l’utilisation des outils de mise en prod par les seules personnes de la boite qui savent faire des mise en prod.
Le projet dans le domaine X sur la plateforme Y n’est pas confié à une équipe spécialiste du domaine X et de la plateforme Y, mais à une autre équipe qui n’a strictement aucune expérience ni sur X ni sur Y. Et quand la première équipe essaie d’aider la seconde, de l’avertir que les choix faits ne sont pas bons, elle se fait rabrouer, voire prendre de haut.
Le micro-management. Chaque tâche est planifiée, quantifiée, chiffrée, on peut vous reprocher à tout moment (parfois des mois plus tard) d’avoir passé deux jours sur une tâche qui avait été estimée à une journée. Vous n’avez aucune visibilité, aucune autonomie. Les priorités changent toutes les semaines, sans raison claire ni cohérence apparente. Quand vous signalez ce problème de micro-management et en quoi il est nuisible, on vous rétorque que l’entreprise ne pratique pas le micro-management.
Vous vous faites manipuler. On vous demande de développer un produit sans intérêt, vous signalez à plusieurs reprise sa faible valeur ajoutée et faites même des suggestions pour l’améliorer, qui sont toutes refusées. Quand vous avez fini, on vous annonce que vous avez échoué puisque vous avez développé un produit sans intérêt, puis on utilise cet échec pour justifier des mesures répressives.
Des managers vous expliquent avec condescendance comment résoudre un problème que vous avec déjà résolu depuis un an. Votre solution éprouvée qui tourne depuis des mois est supprimée, puis remplacée par une solution moins bonne techniquement et trente fois plus coûteuse financièrement, contre votre avis bien sûr, mais aussi contre l’avis unanime de toutes les personnes connaisseuses du sujet.
Le management est infaillible. Tout est de la faute des équipes techniques. C’est pour ça qu’il faut encore plus de micro-management, encore plus de surveillance, encore moins d’autonomie.
Bien sûr, ce ne sont que des exemples, des cas d’école. Rien de tout ceci n’arrive jamais dans aucune entreprise, ou très ponctuellement. Alors vous imaginez, tout ça en même temps dans la même boite ? Ça ne serait pas crédible.
Considérant que YOLO, je me suis offert l’année dernière une petite moto pour mes 48 ans. (Enfin presque, ma banque ayant tardé dans les virements, mon stratagème démoniaque pour l’avoir le jour même de mon anniversaire a échoué d’une semaine). Impressions après dix-huit mois au guidon d’une Kawasaki Z1000SX.
Ça se conduit comme un vélo. Quand je suis allé l’essayer, j’étais terrifié par le poids, la taille, la puissance… Le concessionnaire m’a expliqué deux ou trois trucs (« Je te mets la bulle en position basse, sinon à partir de 140 km/h, il y a des turbulences pénibles ! »), il m’a fait signer un papier me promettant la damnation éternelle si je ne ramenais pas le monstre en parfait état, j’ai pris mon air le plus assuré et j’ai enfourché l’engin. Cinq-cent mètres plus loin j’étais rassuré, tellement la prise en main est facile. Impression confirmée cinq ou six mille kilomètres plus loin lors d’un freinage d’urgence dans la descente finale de la N118 (les connaisseurs connaissent) : le comportement est très sain.
L’engin est vendu comme une GT, mais c’est plutôt le côté Z qui ressort. On est assis en hauteur, les cuisses assez écartées étant donné l’embonpoint du réservoir, légèrement penché en avant, en appui sur les poignets. Comme sur beaucoup de japonaises, le confort dépasse à peine celui d’une banquette en bois. Cela étant, je suis allé faire une petite course en Sologne l’autre jour (je n’avais plus de sablés de Nançay, il fallait bien que j’aille en acheter…) et l’aller/retour de 350 km s’avale sans difficulté dans l’après-midi. Sur l’autoroute, on apprécierait juste une 6ème un peu plus longue et un régulateur de vitesse.
Évidemment, le gros atout de la bête est son moteur libéré délivré de la réglementation française. Cent quarante chevaux, ça respire bien. On ne s’en aperçoit pas forcément au début, d’autant plus qu’on est très prudent les mille ou deux mille premiers kilomètres. On réalise plus tard, quand on a l’occasion de reconduire son ancienne moto et qu’on a l’impression que c’est un veau… Le point positif est que cette puissance vient progressivement. Contrairement à d’autres motos, il n’y a pas de débarquement brutal de la cavalerie à un régime charnière précis, ce que je trouve toujours dangereux parce qu’on peut se faire surprendre sur une remise de gaz en virage. Là, ce risque n’existe pas et c’est très rassurant. Tout juste y a-t-il un léger trou en dessous de 2500 tr/min, mais on prend vite l’habitude d’accélérer un peu plus fort au démarrage pour compenser et à rendre un peu la main tout de suite après.
Par ailleurs, un anti-patinage aide à dompter la puissance. Je ne l’ai déclenché qu’une seule fois, à l’occasion d’un dépassement sous la pluie. J’ai mis un coup de gaz probablement un poil trop fort pour doubler, pile au moment où la roue arrière passait sur le marquage au sol mouillé. L’expérience est amusante. La moto commence à chasser, un voyant s’allume au tableau de bord, la puissance moteur se réduit toute seule, l’adhérence revient, et voilà. Même pas le temps de sécréter de l’adrénaline. (Après coup, par contre…)
À propos d’adhérence, sans surprise, les pneus d’origine sont potables mais sans plus. Sur sol sec ça se passe bien, mais sous la pluie les sensations dans la roue avant ne mettent pas en confiance, à l’attaque d’un rond-point par exemple. Comme sur tous mes deux-roues précédents, je les ai fait remplacer par des Michelin Pilot Road et ça va beaucoup mieux. (Mon conseil gratuit du jour : faites pareil. C’est un peu cher, ça s’use vite parce que la gomme est tendre, mais ce sont les pneus les plus sécurisants du marché et ça se sent vraiment dans la conduite.)
Passons aux détails qui fâchent. Le contraste des afficheurs LCD est insuffisant, dès qu’on abaisse la visière solaire ou qu’on est à contre-jour, les indications du tableau de bord sont illisibles. Les indications de la jauge à essence sont erratiques et surtout, pas du tout linéaires : les premiers crans de la jauge correspondent à dix ou vingt kilomètres chacun, tandis que le dernier cran permet de faire plus de cent kilomètres. La position des arceaux et des câbles font qu’il est impossible de régler les leviers d’embrayage et de frein de manière symétrique, celui de gauche est forcément un peu plus pivoté vers le haut que celui de droite. Le carter de la chaine ne va pas assez loin, le revers de la plaque d’immatriculation et le côté gauche de la selle sont maculés par les projections de graisse. La commande de boîte n’est pas très précise, surtout à froid quand l’huile est encore visqueuse, il faut souvent s’y reprendre à plusieurs fois pour trouver le point mort. Le faisceau des phares a une forme qui lui permet d’éclairer plutôt bien en ligne droite mais en courbe, c’est la catastrophe : l’intérieur et la sortie du virage restent dans l’obscurité, donc on y va à l’aveuglette en priant pour qu’il n’y ait pas un piéton (ou un cerf, quand on est dans ma campagne) au bout de la trajectoire. Le support de GPS, vendu séparément, est bien fait, mais il gêne l’introduction de la clef de contact. Enfin, je trouve que sur une machine de ce prix, on pourrait avoir un thermomètre, ou au moins un avertisseur de risque de verglas, et un indicateur du rapport engagé.
Il semblerait toutefois que beaucoup de ces défauts aient été corrigés sur le millésime 2017. Si les couleurs du millésime 2018 ou 2019 me plaisent, je la changerai peut-être !
Je n’ai pas connu le sida. Contrairement à beaucoup d’homosexuels de mon âge, je n’ai pas vécu de l’intérieur le pic de l’épidémie, je n’ai pas connu le combat contre la maladie, je n’ai pas enterré la moitié de mes amis. Tout simplement parce qu’à cette époque, je ne fréquentais aucun gay. Non par manque d’envie de le faire ; mais par ignorance totale des moyens par lesquels j’aurais pu en rencontrer dans ma banlieue perdue.
Dans mon milieu prolétaire, au début des années 80, l’homosexualité n’existait pas. Pierre Juquin, le plus progressiste et réformateur des communistes de l’époque, officiellement chargé de mener une réflexion sur l’homosexualité, l’avait déclaré quelques années plus tôt : les droits LGBT, c’est bien beau, mais ça ne concerne pas les ouvriers, donc le PCF ne s’en occupera pas. L’homosexualité n’existait pas non plus à la télévision, ou alors dans de rares débats systématiquement à charge et que mes parents ne me laissaient de toute façon pas regarder. L’homosexualité n’existait pas non plus à l’école, où pour ne pas traumatiser les enfants, des générations entières de profs ont été capables de parler de Rimbaud, Verlaine, Gide ou Yourcenar sans jamais évoquer leurs amours. L’homosexualité n’existait pas non plus dans les familles, où parler de sexe était déjà tabou et évoquer des sexualités alternatives tout simplement inconcevable.
L’invisibilisation est un cercle vicieux, surtout dans une société gouvernée par l’économie de marché. Comme elle fait croire (à tort) qu’il n’y a pas de demande, eh bien, il n’y a pas d’offre non plus. Dans les librairies de mon quartier, à la bibliothèque municipale : aucune revue, aucun ouvrage sur l’homosexualité. Dans les cinémas de ma petite banlieue : aucun film avec des personnages homosexuels. Pas encore de Minitel ni d’internet. Pour avoir accès à la culture gay, il fallait se déplacer à Paris. Quelques kilomètres à peine, mais des kilomètres infranchissables d’un point de vue sociologique. (Il y a des thèses à écrire sur la barrière que représente le périph’, tant du point de vue des parisiens qui ne veulent pas sortir que du point de vue des jeunes du 93 qui n’osent pas entrer.) De toute façon, à Paris, je n’aurais pas su où aller.
La seule image que j’avais de l’homosexualité était très négative. Elle tenait entière dans ce petit mot : « pédé ». J’y associais aussi le danger, suite à la réaction violente de mon père face à un reportage où l’on avait vu furtivement deux mecs s’effleurer la main, ou encore la réaction non moins violente d’un mec au sport qui avait repéré que je matais son entrejambe dans les vestiaires. Il y avait là une dissonance cognitive insurmontable. Je savais que j’étais pédé (comment je l’ai réalisé est encore un autre sujet !), je savais qu’être pédé était la pire abomination puisque je n’avais jamais vu personne l’être ouvertement, que le mot lui-même était une insulte, que la simple vue de deux garçons ensemble révoltait manifestement la Terre entière ; et pourtant je ne me sentais pas abominable moi-même, bien au contraire.
Je n’avais aucune piste pour répondre à mes questionnements. En discuter avec des amis, se renseigner, chercher des informations dans une bibliothèque ou auprès d’un prof, acheter Gai-Pied pour y trouver dans les petites annonces matière à contacter d’autres gays, tout cela me semblait hors de portée : cela aurait équivalu à révéler mon secret à des gens, proches ou inconnus, peu importe, tout le monde était forcément hostile dans mon esprit. J’étais seul, invisible, et je contribuais moi-même à l’invisibilisation. Même lorsqu’au lycée, ma prof d’espagnol (se doutait-elle de quelque chose ?) m’a emmené à Paris voir Le Baiser de la Femme Araignée, je n’ai pas osé lui parler.
Tout cela ne m’empêchait pas d’avoir des relations homosexuelles, d’ailleurs. Mais c’était extrêmement codifié. (Ça l’est toujours pour certains.) Il fallait paraitre viril, se défendre avec véhémence d’aimer ça, prétendre qu’on acceptait de le faire mais à contre-cœur, juste pour dépanner. Ou bien laisser croire qu’on le faisait juste parce qu’on avait bu. Dans tous les cas, se faire prier plutôt que de paraitre entreprenant. Faire passer ça pour un jeu entre potes, pas pour du sexe, encore moins de l’amour. Coucher avec un mec sans être soupçonnable d’homosexualité, tel était le numéro d’équilibriste qu’il fallait réussir à chaque fois. Ce n’était pas bien difficile en réalité. Deux mecs qui couchaient ensemble se tenaient mutuellement par un accord tacite : aucun des deux ne pouvait révéler les pratiques de l’autre sans que soient révélées du même coup les siennes, donc tout le monde se taisait. Invisibilité, encore et toujours.
C’est terrible d’écrire cela, mais l’arrivée du sida a eu une grande vertu : rendre l’homosexualité visible. Je me rappelle de la mort de Rock Hudson. D’un coup, les homos avaient une célébrité, un role model positif avec lequel s’identifier. Et inversement les hétéros réalisaient que depuis tout ce temps, ils avaient idolâtré un pédé. La dissonance cognitive changeait de camp. La visibilité n’a fait que s’amplifier ensuite, avec les opérations médiatiques d’Act-Up, les gay prides, la prise en compte des revendications LGBT par les Verts puis par toute la gauche, etc. Internet a définitivement rompu l’isolement des gays tel que j’avais pu le connaitre.
De cette époque, avant l’arrivée des trithérapies, je n’ai rayé qu’un seul nom de mon carnet d’adresse. Celui d’un collègue, dans une association d’éducation populaire où je travaillais au tout début des années 90. On ne bossait pas au même endroit, moi au siège social, lui dans une délégation de province, nous ne nous voyions que deux ou trois fois par an à l’occasion des assemblées générales et des réunions plénières. Je l’avais toujours trouvé attirant mais évidemment, convaincu de son hétérosexualité et craignant une réaction homophobe, je n’avais jamais rien tenté. Même la fois où nous avons partagé une chambre d’hôtel et où, persuadé que je dormais, il s’était levé en pleine nuit pour fumer une cigarette à la fenêtre, entièrement nu sous un rayon de lune.
Un matin en arrivant au boulot, on m’a annoncé sa mort. Du sida. Cela équivalait à un coming out posthume. Ainsi donc, le garçon sur lequel j’avais fantasmé était homo ! Et porteur d’une IST mortelle et incurable. J’ai mis quelques semaines à me remettre du choc. La mort d’un collègue, les plaisanteries douteuses des autres collègues découvrant son homosexualité, l’idée que j’avais eu sans le savoir quelqu’un dans mon entourage avec qui j’aurais pu enfin partager ce que je gardais secret depuis toujours, le souvenir de cette chambre d’hôtel où tout compte fait il aurait pu se passer quelque chose ; et la certitude que si tel avait été le cas, j’aurais été condamné à mon tour.
De mon vécu, je garde une certitude : la visibilité est fondamentale. Cent pour cent des difficultés de mon adolescence étaient liées à l’invisibilisation de l’homosexualité.
À chaque coming out de célébrité, plein de gens croient spirituel d’expliquer qu’on se fout de la sexualité des acteurs ou des chanteurs, que de nos jours, ce n’est pas important. À chaque manifestation homo, marche des fiertés gay, émission de télé avec des gays, compétition de sport labellisée gay, ce sont des accusations sans fin de communautarisme. Dans les deux cas, le message est le même : la société tolère l'homosexualité, mais à condition qu’elle ne se voit pas, qu’on n’en parle pas. Et ce message est tellement bien assimilé par les homos eux-mêmes que certains se conforment volontiers à cette injonction d'invisibilité, voire la propagent à leur tour.
Eh bien non. Nous sommes sortis du placard et nous ne sommes pas près d’y retourner. Parce que c’est une question de vie ou de mort.
Plus ça va, plus je pense que la distinction entre homosexuel et hétérosexuel n’a pas de sens. C’est un concept inventé par les psychiatres au XIXe siècle, en plein mouvement hygiéniste, pour séparer le « normal » de « l’anormal », pour « pathologiser » des attirances que les bonnes mœurs de l’époque réprouvaient, autrement dit pour que la médecine confirme ce que la morale affirmait. (Mais aussi parfois l’inverse : ainsi Krafft-Ebing en 1900 militait pour la dépénalisation de l’homosexualité au prétexte qu’elle est une dégénérescence (sic) constitutive de l’individu et qu’on ne peut donc pas en être tenu juridiquement responsable.)
Le problème avec cette distinction binaire, avec cette idée qu’il existe une partie de la population qui est par essence homosexuelle et une autre qui est par essence hétérosexuelle, c’est que des exemples montrent tous les jours qu’elle est fausse. J’ai déjà écrit là-dessus alors qu’un ami me demandait la proportion d’homosexualité dans la population : on ne peut pas répondre à cette question, parce qu’on ne sait pas définir l’homosexualité. À la base, il est clair qu’il y a une attirance sexuelle plus ou moins marquée pour les individus de même sexe ; mais une fois canalisée par le social, il y a une infinité de façon pour que cette attirance s’accomplisse – ou pas. Certaines personnes sont très attirées par le même sexe mais ne passeront jamais à l’acte, d’autres sont peu attirées mais les circonstances et le hasard des rencontres feront qu’elles passeront à l’acte. Certains se définissent homos, d’autres se définissent hétéros mais parmi ceux-là, certains ont des relations homos, d’autres se revendiquent bisexuels… Personnellement, j’ai couché principalement avec des femmes avant 1999, et exclusivement avec des hommes depuis, mais je trouve parfois certaines femmes attirantes. Le faisceau des attirances possibles, une fois diffracté par le contexte social propre à chacun, donne un spectre infiniment large, à la fois dans les actes et dans les identités sociales revendiquées.
Pourtant, malgré cette évidence que le spectre est large et continu d’un extrême à l’autre, notre culture est tellement imprégnée de la dualité homo/hétéro que l’on essaie de tout réduire à elle, de tout expliquer par elle. C’est ainsi que fleurissent régulièrement des études, des articles, des reportages télévisés, sur les causes de l’homosexualité.
La science est une bien belle chose, une méthode imparable pour obtenir une réponse juste à une question précise. Mais elle ne garantit pas que la question soit bien posée, et si la question est idiote, la science ne peut guère fournir qu’une réponse idiote. Or les questions que l’on se pose et la manière dont on les formule sont biaisées par nos représentations culturelles. (Oui, y compris dans les sciences dites dures, mais c’est un autre sujet.) En l’occurrence, c’est ce qui se passe ici. On cherche dans la biologie ou la génétique pourquoi des gens sont homos et d’autres sont hétéros, alors que c’est un concept faux, inventé par des psys il y a un siècle. Ça n’a pas de sens.
Ce qui est intéressant, c’est que cette dualité homo/hétéro, aussi artificielle soit-elle, est néanmoins productive. L’oppression des LGBT, la culture underground qui en a découlé, les luttes pour les droits, notre représentation actuelle du couple homo, la gay pride, tout cela et bien d’autres choses encore découlent du fait que des gens, tout au long du XXe siècle, ont été désignés et/ou se sont revendiqués homosexuels. Ce qu’ils n’auraient pas pu faire cent cinquante ans plus tôt, simplement parce que le concept n’existait pas et que personne n’aurait eu l’idée alors de séparer les gens en deux catégories selon ce critère-là. On est complètement dans le performatif. Les études sur la sexualité font advenir ce qu’elles décrivent. Et j’en suis très content ! Autoriser les gens à se marier avec qui ils veulent, hommes ou femmes, conséquence et aboutissement d’une longue suite d’événements sociaux déclenchés initialement par l’idée qu’il existe des gens homosexuels par essence, est un progrès social incontestable.
Reste l’attirance pour des personnes de même sexe. Qu’elle soit acceptée ou rejetée, qu’elle s’accomplisse ou pas, qu’elle conduise l’individu à se revendiquer comme gay ou pas, elle est incontestable, et la plupart des homos racontent volontiers des anecdotes de leur petite enfance montrant à quel point elle est enracinée très tôt en nous. Mais d’une part, cette attirance ne présage en rien de la sexualité de l’individu, et de plus, aucune étude n’a jamais produit de résultat concluant sur ce sujet. Devant ce fiasco, la sociologue Odile Fillod écrit : « cette question est peut-être en train de devenir aussi inintéressante que celle de savoir pourquoi certaines personnes préfèrent le poisson au poulet ou les fraises aux abricots. »
Je suis bien d’accord et je dirais même plus : si on a cru un jour que cette question était intéressante, c’est juste parce que des psys ont arbitrairement classé dans les pathologies un comportement sexuel répandu.
Il y a des idées, on se dit qu’il faut quand même une sacrée dose de déni et de méthode Coué pour y croire. Le travail qui émancipe, par exemple. Je veux dire, le gars qui serre des boulons sur une chaine de montage huit heures par jour avec une pause de 9h42 à 9h57 et une de 15h15 à 15h29 parce que c’est tout ce que les syndicats ont pu arracher à la direction, l’agriculteur qui se lève tous les jours aux aurores et qui n’a jamais pris de vacances de sa vie parce que les vaches on peut pas les mettre sur off cinq semaines par an, les personnels médicaux qui font soixante dix heures par semaine avec chaque année plus de patients et moins de moyens, la foule des gens devenus des robots parce que le boulot a été vidé de sens par les procédures qualité, ceux qui sont pressurés par une hiérarchie idiote, ceux qui ressemblent à des zombies dans le métro, ceux qui se plantent devant TF1 tous les soirs parce qu’ils n’ont plus un soupçon d’énergie à consacrer à autre chose, ceux que le stress empêchera de toute façon de dormir de la nuit, ceux qui meurent à petit feu d’une maladie professionnelle et ceux qui meurent d’un coup d’un accident du travail, ça va quand même être assez gros à leur faire avaler, cette histoire de travail qui libère.
Le travail aliène, n’importe qui ayant occupé un emploi peu qualifié le sait parce qu’il l’a vécu dans sa chair, Marx a écrit sur la question, oh, pas grand chose, juste l’ensemble de son œuvre, et c’est un fondement du socialisme historique. Du vrai socialisme, celui des congés payés, de la réduction du temps de travail, de l’abaissement de l’âge de la retraite, bref, le socialisme du travailler moins pour aliéner moins.
Ça fait trois décennies que le PS n’est pas avare de trahisons, mais celle-là en est une fameuse : les trois quart des caciques du parti se sont convertis à la « valeur travail » et se sentent plus proche d’un Macron qui affirme sans sourciller que le travail rend libre et qu’il ne veut pas entendre qu’il y aurait des choses plus intéressantes à faire que travailler, que d’un Hamon qui parie sur la raréfaction du travail salarié.
Nier que le travail aliène est une condition nécessaire du capitalisme. Travailler c’est produire et posséder ceux qui produisent est la condition du pouvoir. Pour un dirigeant, pour un rentier, dont la qualité de vie dépend exclusivement de la force ouvrière des autres, faire croire à ces autres que leur travail les sert d’abord eux, les libère, les émancipe, c’est l’entourloupe nécessaire à leur maintien en haut de l’échelle. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux à le clamer dans les partis politiques.
Travailler moins, ce n’est pas glander. (Et même si ça l’était, quelle importance ? Les premiers à trouver inadmissible qu’on pourrait être payé à rien foutre sont aussi les premiers à ne rêver que de ça.) Travailler moins, c’est avoir plus de temps libre, c’est à dire plus de temps pour travailler sur des projets qui eux, pour le coup, sont réellement émancipateurs, parce que choisis et non imposés par un sous-chef tyrannique, une direction, ou la réalité du marché. S’ils avaient pu travailler moins, mon grand-père ébéniste amateur hors pair aurait fabriqué des meubles, mon père aurait été éducateur sportif, ma mère aurait été peintre, et moi-même j’ai au moins quatre ou cinq idées d’activités non rentables mais ô combien enrichissantes sur le plan personnel.
En fait, l’intoxication idéologie est dans cette notion de rentabilité : on restreint le travail à ce qui rapporte de l’argent, parce que c’est ce dont les dirigeants, qui possèdent les ouvriers, ont besoin. N’importe quel patron vous dira à l’unisson du MEDEF que la contrepartie du travail est le salaire, juste le salaire, rien que le salaire. Mais la plupart des travailleurs savent que ça ne suffit pas. Le sentiment de faire des choses utiles, de s’enrichir sur le plan intellectuel, d’être reconnu, d’être valorisé, sont tout aussi importants. Et c’est justement ça que permet le travail libre, le travail non salarié, fabriquer des jolis meubles pour sa femme ou ses copains, fonder une association sportive pour les jeunes du quartier, exposer des toiles, écrire des bouquins ou développer du logiciel libre : s’accomplir personnellement.
On découvre que l’un des rédacteurs du Bondy Blog, un média qui s’intéresse aux discriminations dont sont victimes les habitants des banlieues, a tenu un compte twitter misogyne, antisémite et homophobe. C’est évidemment inacceptable, mais c’est aussi très banal. Militer contre une discrimination tout en commettant soi-même d’autres discriminations, c’est assez répandu.
L’intersectionnalité s’intéresse aux gens qui sont victimes de plusieurs discriminations à la fois. En tant qu’homo ayant un nom juif et une tête d’arabe, je connais particulièrement bien le problème, mais je pense que la plupart des gens sont concernés. Personne ne rentre dans une case, personne n’est défini par une caractéristique. (Notez la voix passive : car je ne pense pas que les gens se définissent, mais plutôt que la société les définit de force ; ce qui peut éventuellement se traduire par une réappropriation et une revendication identitaire, mais ça vient après.) Nous ne sommes pas monolithiques, nous ne sommes pas réductibles à une essence unique (le Noir, la Femme, le Pédé, le Gauchiste…). La multiplicité des histoires, des situations, des événements, des personnalités, donne un empilement de couches, souvent contradictoires, et chacun fait ce qu’il peut pour donner une apparence de cohérence à la surface.
Mais si les gens sont complexes et multi-couches, les associations, elles, le sont rarement. Il y a des associations de lutte contre l’homophobie, des associations de lutte contre l’antisémitisme, des associations de lutte contre les contrôles au faciès racistes. Mais je n’ai jamais vu d’associations de lutte contre tout ça à la fois. Ce qui fait qu’au sein d’une association pour la cause X, on rencontre souvent des gens qui à titre individuel sont contre (ou simplement indifférents à) la cause Y. Tant pis. On fait avec.
On m’a reproché sur twitter de me sentir proche de mouvements comme les Indigènes de la République, alors qu’une de ses fondatrices a théorisé l’homophobie dans un de ses bouquins, ou du camp d’été décolonial l’année dernière, alors que certains de ses participants ne sont pas connus pour leur sympathie pro-juive ou pro-gay. J’assume la contradiction. Ces mouvements luttent contre une discrimination spécifique, lutte avec laquelle je suis à cent pour cent d’accord, et j’essaie de ne pas faire trop attention à ce qu’à titre individuel, tel ou tel sympathisant a pu écrire sur un sujet qui n’a rien à voir.
Il y a des racistes chez les homos, des homophobes chez les musulmans, des islamophobes chez les juifs. Si on s’en formalise trop, on ne s’en sort pas : il nous faudrait autant d’associations de lutte qu’il y a d’intersections possibles, ce qui serait aussi irréaliste qu’inefficace. À la place, je fais le pari du progrès, le pari qu’à force de fréquenter la diversité au sein de chaque association, les gens réalisent leurs erreurs, remettent en cause leurs préjugés, et comprennent la convergence des luttes.
Le problème des contrôles au faciès est assez sensible pour moi. Je me suis plusieurs fois énervé sur internet contre des gens qui avaient la prétention de m’expliquer que ça n’existait pas (alors que j’en ai vécu des dizaines), ou que c’était normal (ça ne l’est pas), ou qui me reprochaient de ne pas être objectif alors que je les renvoyais vers des études établissant clairement l’existence de ces contrôles.
Le problème ne date pas d’hier. La police française a collaboré à la traque des Juifs pendant l’Occupation, elle a persécuté tous les gens ayant une tête de maghrébin pendant la guerre d’Algérie, les sinistres voltigeurs motocyclistes de Pasqua ont matraqué tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un étudiant dans les années 80, quiconque a habité en banlieue ces 30 dernières années sait que les jeunes Noirs et Arabes sont des victimes privilégiées de la violence policière. Par cette courte énumération, je veux dire que le problème n’est pas ponctuel ; il est systémique. Le profilage (racial principalement) a toujours existé et son usage est généralisé. Pendant longtemps, les gouvernements en ont réfuté les conséquences, aucun élu n’a abordé la question parce que critiquer les forces de l’ordre est tabou, la justice elle-même s’est montrée indulgente envers les rares policiers mis en examen. L’affaire Théo semble faire évoluer les choses, et c’est tant mieux, il est plus que temps ; mais on en reste encore à évoquer des « dérapages » ou des « bavures » comme s’il ne s’agissait que de quelques brebis galeuses, alors que c’est la politique de maintien de l’ordre dans son ensemble qui est en cause.
C’est aussi ce qui est gênant dans la déclaration de François Hollande. Il appelle à faire confiance à la justice, mais d’une part le problème est politique et ne sera pas résolu par la condamnation d’une ou deux personnes qui n’ont fait qu’obéir aux ordres (si condamnation il y a un jour), et d’autre part c’est précisément cette même justice qui est soupçonnée d’avoir failli dans nombre d’affaires précédentes : Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zyed et Bouna, pour les plus médiatisées. D’ailleurs, l’État a déjà été condamné pour le comportement de sa police. Plutôt que d’agir, le Premier Ministre d’alors Manuel Valls avait simplement fait appel de la condamnation…
Personnellement, j’ai été adolescent dans les années 80 en Seine-Saint-Denis et je n’ai pas une tête de bon Français, ce qui m’a donné l’occasion d’expérimenter un petit échantillon des pratiques policières.
D’abord, il y a le délit de faciès lui-même. Le contrôle n’est pas motivé par votre comportement ou par l’existence d’indices tendant à faire penser que vous êtes en train de commettre un délit, mais juste par votre gueule. Au début, on ne s’en rend pas compte. C’est à la longue, en discutant avec des copains au lycée, que vous réalisez que vos potes blonds aux yeux bleus ne sont jamais contrôlés, quand bien même ils font les cons et auraient des raisons de l’être, tandis que vous êtes systématiquement contrôlés quand votre chemin croise celui d’une patrouille.
Parfois, les flics ne font même pas l’effort de s’en cacher. Il m’est arrivé de traîner dans la rue avec des potes et que des flics nous arrêtent pour ne contrôler que moi. Une autre fois, on se rendait chez des amis en banlieue lointaine, on était trois voitures à se suivre. Alors qu’on passait un barrage de police, les flics ont laissé passer les deux voitures de mes potes devant pour arrêter spécifiquement celle dans laquelle j’étais et n’ont contrôlé que mes papiers. Avec le temps, c’est devenu une blague récurrente dans le groupe d’amis que je fréquentais à l’époque : « Oh, voilà des flics, tu vas encore te faire contrôler ! » Là où la blague était mauvaise, c’est que la plupart du temps, c’était effectivement ce qui arrivait.
Je n’ai bien sûr pas tenu de décompte précis ; à certaines périodes, il pouvait s’écouler plusieurs mois sans contrôle, tandis qu’à d’autres moments, je pouvais être contrôlé plusieurs fois dans la même journée. En moyenne, disons que ça s’élève à environ une dizaine de contrôles par an. Entre l’âge de 15 ans et l’âge de 25 ans. Soit une centaine de contrôles d’identité dans ma vie. Et vous, vous en êtes à combien ? Zéro ? Un ? Deux ?
Le contrôle se passe parfois cordialement, mais c’est l’exception. En général, c’est tendu. Le tutoiement est systématique, le ton et le langage souvent méprisants. Par exemple, si vous êtes arrêté au guidon d’un deux-roues, vous allez être accueilli par : « alors, tu l’as volée où, cette moto ? » Au pied d’un immeuble, on va plutôt vous suggérer : « gagnons du temps, dis-nous tout de suite où est le shit. » Être accusé de tout et n’importe quoi en guise de premier contact, ça ne met pas franchement d’humeur coopérative… Du coup, l’agacement peut monter assez vite chez le contrôlé, ce qui ne fait qu’aggraver l'agressivité du contrôleur : fouilles, palpations de sécurité, menaces de nuit au poste « le temps de vérifier tout ça », etc. Autre outil d’humiliation, ressortir de vieilles lois oubliées. Une fois, une patrouille m’a arrêté alors que je circulais en vélo. Ne trouvant rien à me reprocher, les flics ont fini par me foutre une amende pour défaut de plaque d’identification. Car le saviez-vous ? À cette époque, tout vélo devait être muni d’une plaque métallique gravée au nom de son propriétaire. Vous avez probablement passé toute votre enfance à être hors-la-loi chaque fois que vous montiez sur votre vélo ; sauf que c’est moi qui ait eu l’amende.
Une autre fois, nous rentrions d’une soirée, j’étais très fatigué, j’avais passé le volant à un copain. Ses parents habitaient dans un de ces quartiers pavillonnaires où des rues se coupent à angle droit à perte de vue. L’avantage, la nuit, me racontait ce copain, c’est qu’avec la lumière des phares, on repère plus facilement si quelqu’un arrive de la droite à chaque intersection. Et à la seconde où il finissait sa phrase, une bagnole de flics déboula de la droite tous feux éteints. Le copain l’évita de justesse d’un coup de volant assez brusque pour nous envoyer sur le trottoir. Évidemment, on s’est fait arrêter aussitôt. « Alors, la priorité à droite, ça vous dit quelque chose ? Et vous roulez sur les trottoirs, en plus ? » Le pote s’excuse, explique qu’il ne les avait pas vu arriver parce que leurs phares étaient éteints. Les flics nient, assurent que leurs phares étaient bien allumés, que de toute façon ils font ce qu’ils veulent, ce n’est pas eux qui sont en cause mais nous, ils cherchent la petite bête, s’agacent parce que la voiture est à mon nom mais ce n’est pas moi qui conduit, d’ailleurs l’adresse indiquée sur la carte grise est à cinquante kilomètres de là alors qu’est-ce qu’on vient trainer par ici, etc. Heureusement cette fois-là, un appel urgent sur leur radio met fin à un contrôle qui s'annonçait long et pénible.
Autre soirée. J’avais déjà été contrôlé deux fois dans la journée. C’était l’été, nous traînions sur le parking du MacDo pour profiter de la fraîcheur du crépuscule en bouffant des sundae caramel, quand une voiture de patrouille pila juste devant nous. Les quatre portières s’ouvrirent de concert et quatre flics en jaillirent. Exaspéré par ce qui s’annonçait être le troisième contrôle de la journée, je plongeai ma main dans une poche pour en ressortir la carte d’identité qu’on allait certainement me demander, quand un des flics a paniqué et la main sur son arme, a commencé à me hurler dessus, m’intimant l’ordre de ressortir très très lentement la main de ma poche.
Je pourrais encore parler de la fois où les douanes ont démonté ma Supercinq sur le bord de l’autoroute à la recherche de stupéfiants, ou de la fois où nous avons passé deux heures au poste parce qu’on nous soupçonnait de rouler dans une voiture volée alors que ni le modèle, ni la couleur de ma voiture ne correspondaient à celle qui était recherchée (mais l’immatriculation était presque la même donc c’était suspect), ou de la fois où j’ai failli me planter en moto parce que pour m’arrêter la voiture de patrouille m’avait fait une queue de poisson, ou encore de la fois où ma mère a failli faire un scandale parce qu’un flic avait eu devant elle un comportement ostensiblement discriminatoire envers moi. Je pourrais aussi parler des anecdotes équivalentes survenue à mon père, qui a été jeune-avec-une-tête-d’arabe bien avant moi.
Ces histoires semblent anodines, mais leurs conséquences ne le sont pas. Leur répétition (je rappelle qu’on parle de plusieurs dizaines de contrôles injustifiés) entache profondément le rapport que les populations ciblées entretiennent avec les policiers. Les humiliations verbales, voire physiques dans certains cas, les verbalisations continuelles pour des délits insignifiants là où vos potes ne sont jamais contrôlés donc jamais verbalisés pour les mêmes délits, l’impunité des forces de l’ordre même lorsqu’elles dérapent manifestement, tout cela nourrit du sentiment d’injustice. Or sans approbation de l’action de la police, sans reconnaissance de sa légitimité, le pacte social s’effondre. Le ressentiment s’étend d’ailleurs à tout ce qui représente l’État : ce n’est pas un hasard si parfois, écoles, pompiers, agences locales de l’ANPE, sont aussi pris pour cible.
Le pire est que ces méthodes nuisent probablement à l’efficacité policière et sont donc contre-productives. Le travail d’enquête repose sur la communication avec la population, or dans ces quartiers, plus personne ne veut parler aux flics. Ces contrôles sont aussi un facteur déclenchant des violences, parce qu’ils maintiennent constamment un niveau de tension élevé propice aux dérapages. Sur Twitter, quelqu’un a eu cette phrase très juste : « Théo et Adama vous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient. » Le plus grave est que ce climat de tension est voulu. Rappelons que Sarkozy a limogé un commissaire parce qu’il tentait de retisser le lien avec les jeunes en organisant des matchs de foot amicaux.
Comme toute discrimination, ces contrôles au faciès ont également des conséquences sociales. Comme on ne contrôle que des Noirs et des Arabes, on ne trouve que des délits commis par des Noirs et des Arabes, ce qui conduit plein de gens (y compris des magistrats, ce que je trouve terrifiant) à affirmer que les Noirs et les Arabes sont intrinsèquement plus délinquants, ce qui en un cercle vicieux admirable justifie de ne contrôler que des Noirs et des Arabes. De là une surreprésentation de ces minorités en prison. C’est une statistique stigmatisante, elle alimente les préjugés, le comble est qu’elle est même utilisée pour justifier le profilage racial qui en est précisément la cause. On le voit à chaque affaire : les commentaires des journaux sont remplis de gens qui pensent que tout de même, si ces jeunes ont la police sur le dos, ce n’est pas par hasard, « on » sait bien que cette population est délinquante, ils n’ont que ce qu’ils méritent.
Il y a quelques semaines, un éditorialiste disait en substance que « en plein état d’urgence, alors que nous sommes visés par la menace islamiste, c’est irresponsable de laisser sous-entendre que la police a un comportement raciste envers la communauté arabe ». Je pense personnellement que le profilage racial est bien plus irresponsable que le fait de vouloir le dénoncer, d’autant plus que jusqu’à présent, la dénonciation est restée assez inaudible. Ça va peut-être enfin changer, au vu du contexte électoral dans lequel se produit la dernière bavure.
C’est l’hiver, il fait froid, les hommes et les bêtes ont faim. Nourrissons les uns et les autres avec un potimarron et un peu d’astuce.
Commençons par les oiseaux. Coupez un potimarron en deux. À l’aide d’une cuillère, enlevez les pépins, puis creusez la chair autant que possible pour obtenir deux coupelles. Oui, c'est excessivement pénible à faire, mais on n'a rien sans rien. Jetez les pépins, réservez la chair.
Dans une casserole, faites fondre doucement de la graisse végétale (genre margarine premier prix). En dehors du feu, incorporez un mélange de graines pour oiseaux du ciel. Versez le tout dans les coupelles de potimarron et placez au frais pour faire figer la graisse. Quelques heures plus tard, pratiquez trois trous au bord des coupelles, passez-y des ficelles, suspendez à un arbre (hors de portée des chats…), et voilà une mangeoire pour oiseaux cent pour cent naturelle !
Passons aux hommes. Placez la chair du potimarron précédemment réservée dans une casserole avec une carotte et une pomme de terre toutes les deux coupées en petits morceaux, couvrez d’eau, salez, ajoutez un cube de bouillon, portez à ébullition et faites cuire 15 minutes.
Mixez avec un morceau de beurre ou une cuillère de crème fraiche, décorez d’une branche de persil, et voilà un potage cent pour cent naturel !
Ne reste plus qu’à trouver quoi faire des pépins. Une idée ?
Un peu plus loin, un article interdit d’apposer un signe ou un symbole religieux sur les édifices publics tels que les mairies ou les écoles. Tout le reste n’est que blabla destiné à assurer la transition, et notamment régler comment les possessions de l’État destinées à la pratique religieuse sont rétrocédées aux associations cultuelles.
Si cette loi de 1905 parle bien des symboles religieux sur les bâtiments publics, elle ne dit rien en revanche de la tenue des gens dans les susdits bâtiments, qu’ils soient fonctionnaires ou usagers d’ailleurs. Elle ne dit rien non plus des émissions de télé, des visites des hommes politiques à l’étranger ou de comment on doit s’habiller dans la rue.
Alors arrêtez de brandir cette foutue loi à chaque fois que vous tombez sur Le Jour du Seigneur le dimanche matin sur France 2, que le Pape reçoit le Président de la République, qu’une ministre cache ses cheveux lorsqu’elle visite un pays musulman, qu’un voile ou une kippa entre à l’Assemblée Nationale, ou que vous croisez un burkini à la plage.
Le cadavre d’Aristide Briand, qui n’a que trop fait le ventilateur dans sa tombe, vous remercie.
Maintenant que nous sommes la risée des médias étrangers, maintenant que les photos des policiers municipaux niçois vont alimenter des années de propagande djihadiste, maintenant que les pays anglo-saxons nous donnent des leçons de droits de l’hommisme, je pense que tout le monde a bien compris à quel point les arrêtés visant l’interdiction du burkini étaient d’une stupidité abyssale.
Reste une question, que posent plein de gens qui comprennent bien que l’interdiction est contre-productive et raciste, mais qui quand même, par rapport aux luttes féministes, trouvent que ce vêtement symbolise un retour en arrière inadmissible : peut-on critiquer le burkini ? (Ou le voile, c’est exactement le même problème.)
Oui. On peut.
Mais le terrain est glissant.
D’abord, critiquer les musulmans n’est jamais neutre. Notre pays est de tradition catholique. Les croyants ne sont plus très nombreux, les pratiquants encore moins, mais les valeurs chrétiennes imprègnent notre société. Nos parent, nos grands-parents pour les plus jeunes, ont connu un monde où le curé avait une fonction sociale importante, où l’on suivait les rites de l’église, même si c’était plus par tradition que par conviction : baptêmes, communions, mariages, confessions, etc. Aujourd’hui encore, la moitié des enfants bretons vont dans des écoles catholiques, cent pour cent des enfants alsaciens et mosellans ont des cours de religion à l’école. Et même si l’Église et l’État sont séparés depuis 1905, ce sont néanmoins des idées catholiques qui ont retardé l’IVG jusqu’en 1975 et qui retardent encore aujourd’hui les débats sur l’euthanasie.
Par ailleurs, notre pays a un gros problème systémique avec les musulmans. Contrôles au faciès, discriminations à l’embauche, politiques urbaines calamiteuses dans les quartiers où ils sont le plus nombreux, sur-représentation dans la population carcérale, polémiques médiatiques stigmatisantes sur les menus sans porc dans les cantines ou sur la construction de mosquées, épouvantails politiques pour la moitié des élus… Plus que les individus qui le compose, c’est notre système qui est raciste – et tant que l’État ne le reconnaîtra pas, aucune politique gouvernementale de lutte contre le racisme ne sera crédible.
Je veux en venir au point suivant : critiquer les cathos, c’est critiquer le système, mais critiquer les musulmans, c’est valider le système. Ça n’a pas du tout la même portée. Quand la rédaction de Charlie Hebdo ou Caroline Fourest expliquent qu’ils ne sont pas racistes parce qu’ils attaquent les religions en général et pas seulement l’islam, ils font l’impasse sur cette différence. Une caricature du Pape, c’est politiquement incorrect, une caricature d’un imam, c’est juste une goutte de plus dans le torrent habituel du racisme anti-musulman. Critiquer le burkini, pas de problème, mais vous avez intérêt à avoir des arguments solides et à être très pédagogiques si vous voulez vous démarquer de ce torrent.
Ensuite, en matière d’oppression des femmes, je ne suis pas certain que nous soyons assez irréprochables pour nous permettre de faire la morale à tout le monde. Une collègue me disait : « Tu sais pourquoi les femmes portent des talons aiguilles et un sac à main ? Parce ce que ça nous empêche de courir. Les talons aiguilles et le sac à main, c’est ce que les hommes nous donnent pour nous posséder et qu’on puisse pas s’enfuir. » C’est évidemment une sur-interprétation toute personnelle de l’histoire du vêtement ; mais il est indéniable que nos traditions vestimentaires portent les traces d’une différenciation des rôles sexués. Au-delà de l’habillement, c’est toute notre société qui est phallo-centrée : des femmes nues en 4×3 pour vendre des yaourts aux tristement fameux commentaires sexistes des J.O. de Rio, en passant par la culture du viol et la non-parité aux postes de pouvoir. C’est tellement intégré en nous qu’on n’y fait plus attention, mais faisons cette petite introspection avant d’expliquer doctement aux autres que leurs habitudes vestimentaires sont sexistes.
Je pense aussi que la symbolique originale oppressive des vêtements s’est perdue dans la nuit des temps et que nous commettons une erreur en l’invoquant. Je veux dire que les musulmans français choisissent leurs vêtements comme nous : pour se conformer à une tradition culturelle, parce qu’ils sont pratiques, parce qu’ils se sentent bien dedans, et mille autres raisons du même tonneau, et sûrement pas pour provoquer ou envoyer un message politique. Si vous étiez invité à l’Élysée, vous mettriez un costume cravate parce que les us et coutumes commandent que vous y alliez bien habillé, et dans notre référentiel culturel, être bien habillé, c’est porter un costume et une cravate. Lorsque Latifa Ibn Ziaten est invitée par François Hollande et qu’elle y va avec un voile, c’est exactement la même chose. Elle veut être bien habillée et dans son référentiel culturel, être bien habillée veut dire porter un voile. Il n’y a pas à chercher plus loin que ça.