L’invention de l’homosexualité
Plus ça va, plus je pense que la distinction entre homosexuel et hétérosexuel n’a pas de sens. C’est un concept inventé par les psychiatres au XIXe siècle, en plein mouvement hygiéniste, pour séparer le « normal » de « l’anormal », pour « pathologiser » des attirances que les bonnes mœurs de l’époque réprouvaient, autrement dit pour que la médecine confirme ce que la morale affirmait. (Mais aussi parfois l’inverse : ainsi Krafft-Ebing en 1900 militait pour la dépénalisation de l’homosexualité au prétexte qu’elle est une dégénérescence (sic) constitutive de l’individu et qu’on ne peut donc pas en être tenu juridiquement responsable.)
Le problème avec cette distinction binaire, avec cette idée qu’il existe une partie de la population qui est par essence homosexuelle et une autre qui est par essence hétérosexuelle, c’est que des exemples montrent tous les jours qu’elle est fausse. J’ai déjà écrit là-dessus alors qu’un ami me demandait la proportion d’homosexualité dans la population : on ne peut pas répondre à cette question, parce qu’on ne sait pas définir l’homosexualité. À la base, il est clair qu’il y a une attirance sexuelle plus ou moins marquée pour les individus de même sexe ; mais une fois canalisée par le social, il y a une infinité de façon pour que cette attirance s’accomplisse – ou pas. Certaines personnes sont très attirées par le même sexe mais ne passeront jamais à l’acte, d’autres sont peu attirées mais les circonstances et le hasard des rencontres feront qu’elles passeront à l’acte. Certains se définissent homos, d’autres se définissent hétéros mais parmi ceux-là, certains ont des relations homos, d’autres se revendiquent bisexuels… Personnellement, j’ai couché principalement avec des femmes avant 1999, et exclusivement avec des hommes depuis, mais je trouve parfois certaines femmes attirantes. Le faisceau des attirances possibles, une fois diffracté par le contexte social propre à chacun, donne un spectre infiniment large, à la fois dans les actes et dans les identités sociales revendiquées.
Pourtant, malgré cette évidence que le spectre est large et continu d’un extrême à l’autre, notre culture est tellement imprégnée de la dualité homo/hétéro que l’on essaie de tout réduire à elle, de tout expliquer par elle. C’est ainsi que fleurissent régulièrement des études, des articles, des reportages télévisés, sur les causes de l’homosexualité.
La science est une bien belle chose, une méthode imparable pour obtenir une réponse juste à une question précise. Mais elle ne garantit pas que la question soit bien posée, et si la question est idiote, la science ne peut guère fournir qu’une réponse idiote. Or les questions que l’on se pose et la manière dont on les formule sont biaisées par nos représentations culturelles. (Oui, y compris dans les sciences dites dures, mais c’est un autre sujet.) En l’occurrence, c’est ce qui se passe ici. On cherche dans la biologie ou la génétique pourquoi des gens sont homos et d’autres sont hétéros, alors que c’est un concept faux, inventé par des psys il y a un siècle. Ça n’a pas de sens.
Ce qui est intéressant, c’est que cette dualité homo/hétéro, aussi artificielle soit-elle, est néanmoins productive. L’oppression des LGBT, la culture underground qui en a découlé, les luttes pour les droits, notre représentation actuelle du couple homo, la gay pride, tout cela et bien d’autres choses encore découlent du fait que des gens, tout au long du XXe siècle, ont été désignés et/ou se sont revendiqués homosexuels. Ce qu’ils n’auraient pas pu faire cent cinquante ans plus tôt, simplement parce que le concept n’existait pas et que personne n’aurait eu l’idée alors de séparer les gens en deux catégories selon ce critère-là. On est complètement dans le performatif. Les études sur la sexualité font advenir ce qu’elles décrivent. Et j’en suis très content ! Autoriser les gens à se marier avec qui ils veulent, hommes ou femmes, conséquence et aboutissement d’une longue suite d’événements sociaux déclenchés initialement par l’idée qu’il existe des gens homosexuels par essence, est un progrès social incontestable.
Reste l’attirance pour des personnes de même sexe. Qu’elle soit acceptée ou rejetée, qu’elle s’accomplisse ou pas, qu’elle conduise l’individu à se revendiquer comme gay ou pas, elle est incontestable, et la plupart des homos racontent volontiers des anecdotes de leur petite enfance montrant à quel point elle est enracinée très tôt en nous. Mais d’une part, cette attirance ne présage en rien de la sexualité de l’individu, et de plus, aucune étude n’a jamais produit de résultat concluant sur ce sujet. Devant ce fiasco, la sociologue Odile Fillod écrit : « cette question est peut-être en train de devenir aussi inintéressante que celle de savoir pourquoi certaines personnes préfèrent le poisson au poulet ou les fraises aux abricots. »
Je suis bien d’accord et je dirais même plus : si on a cru un jour que cette question était intéressante, c’est juste parce que des psys ont arbitrairement classé dans les pathologies un comportement sexuel répandu.