D-Day

D’aussi loin que j'ai pu remonter ma généalogie, jusqu’à 1650 environ, toute une branche de ma famille vient d'un petit bled normand situé à quinze bornes des plages du débarquement. J’ai peine à imaginer la vie que pouvaient mener ces gens à un tel endroit et à ces époques, alors que les déplacements étaient limités, le climat rude et les occupations rares ; d’ailleurs, tous furent marins ou paysans, épousèrent une personne du même village et firent leur vie sur place. Mon grand-père fut le premier à quitter l’endroit pour venir s’installer à Paris.

Bien sûr, c’est l’endroit où nous passions toutes nos vacances, d’abord dans la maison de mon arrière-grand-mère puis quand elle fut vendue, au camping municipal qui était tenu par un lointain cousin. Je connais par cœur tous les recoins de ce bout de terre, les petites ruelles pittoresques du village, la chapelle des marins, les odeurs de la mer, l’épicier avec sa balance Roberval et ses œufs frais à l’unité, la criée sur le port à l’arrivée des chalutiers, le vieux coiffeur aux gestes aussi lents que précis (8 Francs la coupe), le libraire où j’allais acheter Pif-Gadget le mercredi, les sentiers côtiers où l’on m’interdisait d’aller quand la mer était un peu forte mais j’y allais quand même, les vagues de plusieurs mètres qui s’abattaient sur la jetée les jours de tempête, les nuits d’été allongé dans l’herbe à essayer de reconnaître les constellations, les vieux qui parlaient un patois incompréhensible, le défilé aux lampions du 14 juillet, la fête foraine du 15 août, le cinéma où nous étions allés voir La Tour Infernale, le bout de plage au relief traitre où se noyaient régulièrement des touristes encerclés par la marée montante, la cabine téléphonique d’où l’on appelait les potes ou la famille restée à Paris en composant le 16 et le 1, les petites routes où j’ai appris à conduire la Citroën DS familiale, l’usine de la Hague en construction qui promettait de l’emploi pour tous, la maison biscornue sur le quai où je me disais que j’aimerais habiter quand je serai grand, et une foule d’autres détails insignifiants.

Les plages du débarquement. Inutile de dire que mon grand-père me les a fait parcourir en long, en large et en travers, me racontant mille anecdotes héroïques dont la plupart étaient probablement inventées vu qu’il n’était pas là, vu qu’il avait été arrêté et envoyé dans un camp de travail en Allemagne dès 1943, mais on faisait semblant de le croire pour ne pas le vexer. À marée basse, on y pêchait des couteaux (il fallait du gros sel, une bêche et des bons réflexes) et des douilles de balle vides ; les jours de pluie, on y visitait les innombrables musées de la Seconde Guerre Mondiale qui jalonnent le bord de mer. Quelques années plus tard, j’ai eu un des premiers ordinateurs personnels, un ZX81, j’avais récupéré dessus un jeu qui s’appelait D-Day, il fallait aider les alliés à débarquer en larguant des bombes sur les bunkers allemands depuis un avion – enfin disons plutôt qu’il fallait larguer des gros pixels noirs sur des gros pixels gris foncés depuis un avion en ASCII-art qui traversait le haut de l’écran…

À l’époque, le débarquement, c’était de l’histoire récente. Trente ans. L’équivalent de la chute du mur de Berlin pour nous. On croisait des gens « qui y étaient », d’autres qui n’y étaient pas mais qui se rappelaient ce qu’ils faisaient ce jour-là, il y avait des traces partout, des ruines de blockhaus, des trous d’obus, des bouts de barbelés et des restes de munition sur les plages, des anecdotes dans les familles. Les boutiques des brocanteurs étaient remplies du bazar abandonné par les soldats américains, récupéré par les habitants locaux comme des reliques de la Libération et conservés dans les greniers, des casques, des gourdes, des boites de ration, des uniformes, des parachutes et même des phares, des calandres ou des roues de Jeep. Cette proximité temporelle, géographique et familiale en faisait un événement un peu « spécial » pour moi, j’oserais dire : un événement un peu romantique, comme on peut trouver romantique un passé idéalisé au fil du temps. Fort heureusement, le film Il faut sauver le soldat Ryan m’a remis les idées en place.

Aujourd’hui, on célèbre le soixante-quinzième anniversaire. Je crois que je n’arrive pas à réaliser ce chiffre. Hier encore… comme dit la chanson. Les plages ont été nettoyées, beaucoup de blockhaus sont détruits, les anecdotes sont oubliées, il ne reste plus personne pour se rappeler ce qu’il faisait ce jour-là, mes grands-parents sont morts depuis longtemps, je ne mets plus les pieds là-bas que quelques jours tous les cinq ou six ans, la dernière fois je n’ai même pas retrouvé la tombe de mon arrière-grand-mère dans le cimetière, la concession a expiré. C’est devenu abstrait. Ce ne sont plus des histoires. C’est devenu de l’Histoire.

Et je n’habite toujours pas la petite maison biscornue sur le quai.