Start-up nation
Le nombre de points communs entre la politique macroniste et le monde des start-up n’en finit pas de me fasciner ! Je suppose que ça explique une bonne part de mes énervements : des zigotos biberonnés à la mentalité des écoles de commerce, j’en ai croisé des dizaines dans les boîtes où je suis passé et je sais les dégâts qu’ils font.
Le plus évident, c’est le bullshit. Il y a les grandes phrases creuses sur les valeurs de l’entreprise ou de la République, les affirmations volontaristes sur la force de vente du service commercial ou sur la reconstruction des cathédrales, ça en jette même si tout le monde sait que c’est intenable, il y a la glorification du travail, individuel ou en équipe selon le moment et le contexte, il y a les PowerPoint avec des courbes qui montent et les conférences de presse où tout le monde sait bien que ce qui se dit est bidon ou déconnecté des réalités mais personne ne moufte parce qu’on a besoin de payer son loyer à la fin du mois alors on ne va pas contredire la direction en pleine réunion corporate, et puis il y a tout ce discours « nouveau monde » sur la politique et le travail autrement, on va organiser l’entreprise comme l’État avec une hiérarchie super horizontale, ni corps intermédiaires ni sous-managers, nos parents en ont tellement chié avec leur N+1, N+2, N+je-sais-pas-combien on ne va quand même pas reproduire la même erreur, ou alors s’il y a des intermédiaires parce qu’on est bien obligé d’avoir des ministres et des chefs de service, on les veut dociles et sans le moindre pouvoir de décision, et puis on va s’affranchir des vieilleries qui nuisent à la productivité et à l’innovation comme les syndicats et les contrats de travail et les horaires fixes, et puis il y a un babyfoot au fond de l'open space et on va aller boire des bières le jeudi soir, ça va être cool.
Évidemment derrière ces beaux principes, c’est le pire de l’exploitation des individus qui nous revient directement du XIXe siècle, c’est l’explosion des burn-out et des arrêts de travail, c’est le fantasme patronal des travailleurs désincarnés qui ne sont rémunérés que pour le travail qu’ils produisent et dont on ne veut pas entendre parler des maladies, des congés ou des retraites, tout le monde est (auto-)entrepreneur et responsable de son destin bon ou mauvais, c’est l’abandon de tous les acquis sociaux et de la solidarité nationale. C’est une régression considérable mais on ne peut même pas en débattre parce qu’il faudrait commencer par déconstruire le dévoiement savamment entretenu du vocabulaire qui appelle progressistes ceux qui ramènent le droit du travail cent ans en arrière et passéistes ceux qui voudraient l’améliorer, mais déconstruire du vocabulaire dans une émission de télé, vous n’y pensez pas, ça n’intéresse personne, c’est trop compliqué, c’est idéologique, ça nuit à la compétitivité, ça créé de la dette, de toute façon on n’a pas le temps, priorité à l’info, priorité au direct.
Un autre point commun entre macronisme et entreprise est cette manie indécrottable à se croire meilleur que tout le monde. Et donc à ne jamais écouter les spécialistes, puisqu’on n’a pas besoin de consulter des experts quand on sait déjà tout. Pourquoi s’embarrasser des avis des architectes alors qu’on sait comment construire une cathédrale, pourquoi s’embarrasser des avis des magistrats et des avocats alors qu’on sait comment résoudre tous les problèmes de la Justice, pourquoi s’embarrasser des avis des profs alors qu’on sait comment doit fonctionner l’Éducation, pourquoi s’embarrasser de l’avis d’un développeur alors qu’on sait quelle doit être l’architecture IT du projet pour le client Bidule, Inc. De toute façon, si on écoute les experts, on ne fait jamais rien, ils disent toujours que tout est impossible, comment voulez-vous innover dans ces conditions. Et comme asinus asinum fricat, ceux qui savent tout promeuvent leurs potes qui savent tout et on se retrouve avec un responsable cybersécurité qui n’a jamais ouvert un bouquin de crypto, un animateur télé qui entretient le patrimoine, un architecte logiciel qui n’a jamais écrit une ligne de code, et un général en retraite qui dirige un chantier de reconstruction.
Alors évidemment, le problème, c’est que des gens ne se laissent pas faire. Ils en ont marre d’être traité comme de la merde, ils enragent de voir leur boîte ou leur ministère de tutelle foirer des projets parce qu’un manager refuse d’écouter les bonnes personnes et ils pètent un câble quand par dessus le marché on leur en fout la responsabilité sur le dos, ils voient bien les acquis sociaux qu’ils perdent et leur salaire qui stagne et les collègues qui vont pleurer aux chiottes après chaque réunion. Et c’est là qu’apparaît un autre point commun entre les entreprises et ce gouvernement : l’autoritarisme. Parce que quand on prend des décisions idiotes, injustes, ou contraires aux intérêts des gens, la seule manière de les faire appliquer est de les imposer par la force. C’est facile dans les deux mondes : le respect de la hiérarchie et la peur des sanctions (ou du chômage) pour les entreprises, le recours aux forces de l’ordre pour le gouvernement. Et aussi, pour les deux, la manipulation. Faire passer toute voix discordante, toute personne critique, tout opposant, pour un déséquilibré, un violent, un radical, une personne infréquentable, voire un terroriste.
Je crois que c’est à ça qu’on assiste : les derniers soubresauts d’une société fondamentalement injuste, inégalitaire, raciste, sexiste, homophobe, destructrice autant pour la planète que pour nous, d’où toute perspective de progrès a disparu. (Bien sûr, c’était pire avant, mais on voyait qu’on allait vers un mieux ; aujourd’hui, on n’a même plus cet espoir, l’ascenseur social est en panne et les idées les plus réactionnaires sont normalisées.) C’est probablement pour ça que les classes moyennes se sont ralliées massivement à Macron en 2017. C’était le seul candidat qui malgré ses discours révolutionnaires incarnait en réalité l’absence de changement, c’était le seul candidat dont l’élection signifiait qu’on n’allait rien remettre en cause, qu’on allait repartir comme avant pour encore un tour. Si nécessaire à coups de Tonfa et de gaz lacrymogènes. Peut-être le dernier tour. Cinq ans de répit avant le saut dans l’inconnu, en quelque sorte.
Parce que c’est peut-être le dernier point commun de ma liste : une start-up, à quelques rares exceptions, ça ne survit jamais très longtemps.