Arbeit macht frei
Il y a des idées, on se dit qu’il faut quand même une sacrée dose de déni et de méthode Coué pour y croire. Le travail qui émancipe, par exemple. Je veux dire, le gars qui serre des boulons sur une chaine de montage huit heures par jour avec une pause de 9h42 à 9h57 et une de 15h15 à 15h29 parce que c’est tout ce que les syndicats ont pu arracher à la direction, l’agriculteur qui se lève tous les jours aux aurores et qui n’a jamais pris de vacances de sa vie parce que les vaches on peut pas les mettre sur off cinq semaines par an, les personnels médicaux qui font soixante dix heures par semaine avec chaque année plus de patients et moins de moyens, la foule des gens devenus des robots parce que le boulot a été vidé de sens par les procédures qualité, ceux qui sont pressurés par une hiérarchie idiote, ceux qui ressemblent à des zombies dans le métro, ceux qui se plantent devant TF1 tous les soirs parce qu’ils n’ont plus un soupçon d’énergie à consacrer à autre chose, ceux que le stress empêchera de toute façon de dormir de la nuit, ceux qui meurent à petit feu d’une maladie professionnelle et ceux qui meurent d’un coup d’un accident du travail, ça va quand même être assez gros à leur faire avaler, cette histoire de travail qui libère.
Le travail aliène, n’importe qui ayant occupé un emploi peu qualifié le sait parce qu’il l’a vécu dans sa chair, Marx a écrit sur la question, oh, pas grand chose, juste l’ensemble de son œuvre, et c’est un fondement du socialisme historique. Du vrai socialisme, celui des congés payés, de la réduction du temps de travail, de l’abaissement de l’âge de la retraite, bref, le socialisme du travailler moins pour aliéner moins.
Ça fait trois décennies que le PS n’est pas avare de trahisons, mais celle-là en est une fameuse : les trois quart des caciques du parti se sont convertis à la « valeur travail » et se sentent plus proche d’un Macron qui affirme sans sourciller que le travail rend libre et qu’il ne veut pas entendre qu’il y aurait des choses plus intéressantes à faire que travailler, que d’un Hamon qui parie sur la raréfaction du travail salarié.
Nier que le travail aliène est une condition nécessaire du capitalisme. Travailler c’est produire et posséder ceux qui produisent est la condition du pouvoir. Pour un dirigeant, pour un rentier, dont la qualité de vie dépend exclusivement de la force ouvrière des autres, faire croire à ces autres que leur travail les sert d’abord eux, les libère, les émancipe, c’est l’entourloupe nécessaire à leur maintien en haut de l’échelle. Pas étonnant qu’ils soient si nombreux à le clamer dans les partis politiques.
Travailler moins, ce n’est pas glander. (Et même si ça l’était, quelle importance ? Les premiers à trouver inadmissible qu’on pourrait être payé à rien foutre sont aussi les premiers à ne rêver que de ça.) Travailler moins, c’est avoir plus de temps libre, c’est à dire plus de temps pour travailler sur des projets qui eux, pour le coup, sont réellement émancipateurs, parce que choisis et non imposés par un sous-chef tyrannique, une direction, ou la réalité du marché. S’ils avaient pu travailler moins, mon grand-père ébéniste amateur hors pair aurait fabriqué des meubles, mon père aurait été éducateur sportif, ma mère aurait été peintre, et moi-même j’ai au moins quatre ou cinq idées d’activités non rentables mais ô combien enrichissantes sur le plan personnel.
En fait, l’intoxication idéologie est dans cette notion de rentabilité : on restreint le travail à ce qui rapporte de l’argent, parce que c’est ce dont les dirigeants, qui possèdent les ouvriers, ont besoin. N’importe quel patron vous dira à l’unisson du MEDEF que la contrepartie du travail est le salaire, juste le salaire, rien que le salaire. Mais la plupart des travailleurs savent que ça ne suffit pas. Le sentiment de faire des choses utiles, de s’enrichir sur le plan intellectuel, d’être reconnu, d’être valorisé, sont tout aussi importants. Et c’est justement ça que permet le travail libre, le travail non salarié, fabriquer des jolis meubles pour sa femme ou ses copains, fonder une association sportive pour les jeunes du quartier, exposer des toiles, écrire des bouquins ou développer du logiciel libre : s’accomplir personnellement.