Mémoires
Je n’ai pas connu le sida. Contrairement à beaucoup d’homosexuels de mon âge, je n’ai pas vécu de l’intérieur le pic de l’épidémie, je n’ai pas connu le combat contre la maladie, je n’ai pas enterré la moitié de mes amis. Tout simplement parce qu’à cette époque, je ne fréquentais aucun gay. Non par manque d’envie de le faire ; mais par ignorance totale des moyens par lesquels j’aurais pu en rencontrer dans ma banlieue perdue.
Dans mon milieu prolétaire, au début des années 80, l’homosexualité n’existait pas. Pierre Juquin, le plus progressiste et réformateur des communistes de l’époque, officiellement chargé de mener une réflexion sur l’homosexualité, l’avait déclaré quelques années plus tôt : les droits LGBT, c’est bien beau, mais ça ne concerne pas les ouvriers, donc le PCF ne s’en occupera pas. L’homosexualité n’existait pas non plus à la télévision, ou alors dans de rares débats systématiquement à charge et que mes parents ne me laissaient de toute façon pas regarder. L’homosexualité n’existait pas non plus à l’école, où pour ne pas traumatiser les enfants, des générations entières de profs ont été capables de parler de Rimbaud, Verlaine, Gide ou Yourcenar sans jamais évoquer leurs amours. L’homosexualité n’existait pas non plus dans les familles, où parler de sexe était déjà tabou et évoquer des sexualités alternatives tout simplement inconcevable.
L’invisibilisation est un cercle vicieux, surtout dans une société gouvernée par l’économie de marché. Comme elle fait croire (à tort) qu’il n’y a pas de demande, eh bien, il n’y a pas d’offre non plus. Dans les librairies de mon quartier, à la bibliothèque municipale : aucune revue, aucun ouvrage sur l’homosexualité. Dans les cinémas de ma petite banlieue : aucun film avec des personnages homosexuels. Pas encore de Minitel ni d’internet. Pour avoir accès à la culture gay, il fallait se déplacer à Paris. Quelques kilomètres à peine, mais des kilomètres infranchissables d’un point de vue sociologique. (Il y a des thèses à écrire sur la barrière que représente le périph’, tant du point de vue des parisiens qui ne veulent pas sortir que du point de vue des jeunes du 93 qui n’osent pas entrer.) De toute façon, à Paris, je n’aurais pas su où aller.
La seule image que j’avais de l’homosexualité était très négative. Elle tenait entière dans ce petit mot : « pédé ». J’y associais aussi le danger, suite à la réaction violente de mon père face à un reportage où l’on avait vu furtivement deux mecs s’effleurer la main, ou encore la réaction non moins violente d’un mec au sport qui avait repéré que je matais son entrejambe dans les vestiaires. Il y avait là une dissonance cognitive insurmontable. Je savais que j’étais pédé (comment je l’ai réalisé est encore un autre sujet !), je savais qu’être pédé était la pire abomination puisque je n’avais jamais vu personne l’être ouvertement, que le mot lui-même était une insulte, que la simple vue de deux garçons ensemble révoltait manifestement la Terre entière ; et pourtant je ne me sentais pas abominable moi-même, bien au contraire.
Je n’avais aucune piste pour répondre à mes questionnements. En discuter avec des amis, se renseigner, chercher des informations dans une bibliothèque ou auprès d’un prof, acheter Gai-Pied pour y trouver dans les petites annonces matière à contacter d’autres gays, tout cela me semblait hors de portée : cela aurait équivalu à révéler mon secret à des gens, proches ou inconnus, peu importe, tout le monde était forcément hostile dans mon esprit. J’étais seul, invisible, et je contribuais moi-même à l’invisibilisation. Même lorsqu’au lycée, ma prof d’espagnol (se doutait-elle de quelque chose ?) m’a emmené à Paris voir Le Baiser de la Femme Araignée, je n’ai pas osé lui parler.
Tout cela ne m’empêchait pas d’avoir des relations homosexuelles, d’ailleurs. Mais c’était extrêmement codifié. (Ça l’est toujours pour certains.) Il fallait paraitre viril, se défendre avec véhémence d’aimer ça, prétendre qu’on acceptait de le faire mais à contre-cœur, juste pour dépanner. Ou bien laisser croire qu’on le faisait juste parce qu’on avait bu. Dans tous les cas, se faire prier plutôt que de paraitre entreprenant. Faire passer ça pour un jeu entre potes, pas pour du sexe, encore moins de l’amour. Coucher avec un mec sans être soupçonnable d’homosexualité, tel était le numéro d’équilibriste qu’il fallait réussir à chaque fois. Ce n’était pas bien difficile en réalité. Deux mecs qui couchaient ensemble se tenaient mutuellement par un accord tacite : aucun des deux ne pouvait révéler les pratiques de l’autre sans que soient révélées du même coup les siennes, donc tout le monde se taisait. Invisibilité, encore et toujours.
C’est terrible d’écrire cela, mais l’arrivée du sida a eu une grande vertu : rendre l’homosexualité visible. Je me rappelle de la mort de Rock Hudson. D’un coup, les homos avaient une célébrité, un role model positif avec lequel s’identifier. Et inversement les hétéros réalisaient que depuis tout ce temps, ils avaient idolâtré un pédé. La dissonance cognitive changeait de camp. La visibilité n’a fait que s’amplifier ensuite, avec les opérations médiatiques d’Act-Up, les gay prides, la prise en compte des revendications LGBT par les Verts puis par toute la gauche, etc. Internet a définitivement rompu l’isolement des gays tel que j’avais pu le connaitre.
De cette époque, avant l’arrivée des trithérapies, je n’ai rayé qu’un seul nom de mon carnet d’adresse. Celui d’un collègue, dans une association d’éducation populaire où je travaillais au tout début des années 90. On ne bossait pas au même endroit, moi au siège social, lui dans une délégation de province, nous ne nous voyions que deux ou trois fois par an à l’occasion des assemblées générales et des réunions plénières. Je l’avais toujours trouvé attirant mais évidemment, convaincu de son hétérosexualité et craignant une réaction homophobe, je n’avais jamais rien tenté. Même la fois où nous avons partagé une chambre d’hôtel et où, persuadé que je dormais, il s’était levé en pleine nuit pour fumer une cigarette à la fenêtre, entièrement nu sous un rayon de lune.
Un matin en arrivant au boulot, on m’a annoncé sa mort. Du sida. Cela équivalait à un coming out posthume. Ainsi donc, le garçon sur lequel j’avais fantasmé était homo ! Et porteur d’une IST mortelle et incurable. J’ai mis quelques semaines à me remettre du choc. La mort d’un collègue, les plaisanteries douteuses des autres collègues découvrant son homosexualité, l’idée que j’avais eu sans le savoir quelqu’un dans mon entourage avec qui j’aurais pu enfin partager ce que je gardais secret depuis toujours, le souvenir de cette chambre d’hôtel où tout compte fait il aurait pu se passer quelque chose ; et la certitude que si tel avait été le cas, j’aurais été condamné à mon tour.
De mon vécu, je garde une certitude : la visibilité est fondamentale. Cent pour cent des difficultés de mon adolescence étaient liées à l’invisibilisation de l’homosexualité.
À chaque coming out de célébrité, plein de gens croient spirituel d’expliquer qu’on se fout de la sexualité des acteurs ou des chanteurs, que de nos jours, ce n’est pas important. À chaque manifestation homo, marche des fiertés gay, émission de télé avec des gays, compétition de sport labellisée gay, ce sont des accusations sans fin de communautarisme. Dans les deux cas, le message est le même : la société tolère l'homosexualité, mais à condition qu’elle ne se voit pas, qu’on n’en parle pas. Et ce message est tellement bien assimilé par les homos eux-mêmes que certains se conforment volontiers à cette injonction d'invisibilité, voire la propagent à leur tour.
Eh bien non. Nous sommes sortis du placard et nous ne sommes pas près d’y retourner. Parce que c’est une question de vie ou de mort.