Si par hasard vous exploriez la pellicule de mon téléphone, pour 2015, vous trouveriez : l’arbre au fond du jardin dont la vue m’enchante tous les matins en ouvrant les volets, la fin d’un épisode professionnel mouvementé, la prairie derrière la maison, des courses au marché le dimanche matin, une gay pride, une randonnée avec des amis d’enfance dans la baie du Mont Saint-Michel, des kilomètres en moto, un nouveau boulot avec vue sur la Défense, quelques sorties à Paris.
Il y a une quinzaine d'années, un ami à moi est parti enseigner le français dans un pays du Proche-Orient. En préparation de cette mission, il a passé quelques mois à étudier la langue arabe… et à se laisser pousser une énorme moustache. Parce que dans cette région du monde, il tombe sous le sens que les hommes portent une énorme moustache tout comme dans d'autres régions du monde, il tombe sous le sens que les femmes portent des jupes.
Un soir qu'il rentrait chez lui à Paris, il s'est fait casser la gueule dans le métro. Les échanges verbaux précédant l'agression ne laissent aucun doute sur sa motivation raciste. Peu importe que cet ami soit châtain clair et qu'il ait les yeux bleus ; un moustachu qui lit un bouquin en arabe, c'était forcément louche, c'était forcément pas un bon Français bien de chez nous.
Le racisme n'a rien à voir avec la notion même de race. Ce n'est pas à cause de sa race que mon ami s'est fait agresser, et ce n'est pas en expliquant aux flics qu'il n'y a pas de différence génétique significative entre les Noirs et les Blancs qu'on mettra fin aux contrôles au faciès. Le racisme n'est pas une affaire de génétique mais d'intolérance à la culture de l'autre. Supprimer le mot race de la Constitution, faire intervenir des scientifiques dans tous les médias pour démonter les propos de Nadine Morano en expliquant que les races humaines n'existent pas, le re-tweeter trente-cinq fois par jour, c'est bien gentil, mais c'est complètement hors sujet.
Et d'ailleurs, même dans l'hypothèse où la génétique révèlerait l'existence de races humaines, le racisme n'en serait pas moins inacceptable.
Le problème est sociologique, politique, moral. Alors foutez-nous la paix une bonne fois pour toute avec vos considérations biologiques.
Tous les dimanches matin je me lève, je remonte mon fil Twitter et je constate que vous avez encore regardé ONPC.
Il y a des émissions nulles, des émissions insignifiantes, des émissions sans intérêt. On les regarde parce qu’on est crevé, qu’on n’a pas envie de se fatiguer les neurones, qu’on veut juste s’abrutir devant la télé. Et il y a des émissions nuisibles, comme ONPC et le JT de 13h de TF1. Celles-là, on n'a aucune excuse.
ONPC, ça consiste à inviter des gens qui font le buzz (c’est-à-dire : des gens racistes, sexistes, homophobes) juste parce que ça fait de l’audience, puis à leur poser des questions faussement sérieuses comme si on faisait une vraie interview mais en fait nan c’est juste pour déconner, à la fin on sort une bonne blague et tout le monde rigole. Ardisson faisait ça très bien. Ruquier le fait comme une merde. C’est lourd, poussif, pas drôle, et surtout dangereux.
Parce que grâce à Ruquier, tous les samedis soir, les pires raclures (c’est-à-dire : des gens racistes, sexistes, homophobes) ont libre antenne. Comme on leur pose des questions sur leur dernier bouquin, ils y répondent, ce qui consiste principalement à enfiler comme des perles les idées les plus nauséabondes les unes que les autres ; mais en face il n’y a aucune contradiction, aucun débat, parce que ce n’est pas une émission sérieuse et qu’on n’est pas là pour se prendre la tête. Juste une blague lourdingue pour conclure, si visiblement pas spontanée que c’en est gênant, quelques applaudissements sur commande, et on passe à l’invité politiquement incorrect (c’est-à-dire : raciste, sexiste, homophobe) suivant.
Parfois, il y a des invités « gentils ». Un chanteur inoffensif, un écrivain qui prône des idées progressistes, un acteur qui a joué dans un film populaire plein de bons sentiments. Je suppose qu’ils sont imposés par la chaîne à cause des contrats de promo entre maisons de production. Ruquier, ça ne lui plait pas, ça, ça ne fait pas de buzz, coco ! Alors puisque l’invité ne dit aucune énormité, il le fait interviewer par ses chroniqueurs décalés et impertinents (c’est-à-dire : racistes, sexistes, homophobes) qui eux, se chargeront des énormités.
Dans un éclair de lucidité, Ruquier a compris l’année dernière qu’offrir une tribune hebdomadaire à Zemmour était une erreur. Allez, encore en effort, et il comprendra que toute son émission est une erreur.
Je viens de lire la petite bafouille que tu as commise dans le Huffington Post. (Ça ne t’embête pas qu’on se tutoie, hein ?) Je ne te cache pas que j’ai fait un gros effort pour arriver jusqu’au bout, vu qu’il n’y a pas une seule ligne de ton texte qui ne m’ait pas fait lever les yeux au ciel et pousser des cris hystériques. Alors rassure-toi, je ne vais pas te faire la morale et te reprendre point par point, on en aurait pour la semaine, on a tous les deux mieux à faire et surtout, je ne crois pas que tu sois prêt à tout entendre. Mais il y a quand même deux ou trois choses que je tiens à te dire.
Tu refuses de te définir par ta sexualité, qui dis-tu, n’est qu’une facette accessoire de ta personnalité. C’est cool que tu voies les choses comme ça, mais pas très original parce que figure-toi que c’est le cas de la majorité des gens. Tu n’as rien compris. Tu prends le problème complètement à l’envers. Le souci n’est pas que tu refuses de te définir par ta sexualité, le souci est que les autres le font à ta place et ne te laissent pas le choix. Ce n’est pas une question individuelle, c’est une question systémique. Tu sors avec une fille ? Sauf situation exceptionnelle, tu peux la présenter à toute ta famille, à tous tes potes, la tenir par la main dans la rue, lui rouler une pelle sur le quai de la gare, mettre sa photo sur ton bureau pour l’avoir sous les yeux toute la journée, raconter les week-ends merveilleux que tu passes avec elle à tes collègues. Tu sors avec un mec ? Sauf situation exceptionnelle, tu ne peux rien faire de tout ça, ou alors avec précaution, en tâtant le terrain avant, et tu tomberas toujours sur un con qui se permettra une remarque déplacée. C’est pareil au niveau légal. La loi se tape complètement de l’importance que tu accordes à ta sexualité ou à la façon dont tu te définis, elle te définit de force au vu de la personne qui se trouve dans ton lit et sur cette base, elle te dit que tu n’as pas les mêmes droits que les autres. C’est de moins en moins vrai, heureusement ; il y a eu la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, puis le PaCS en 1999, puis l’alignement fiscal du PaCS sur le mariage peu après, puis le mariage en 2013 ; ce sont d’immenses progrès, mais il reste plein de choses à régler. Officiellement, comme l’homoparentalité ; mais aussi officieusement, comme le comportement des serviteurs de l’État face aux homosexuels. (Professeurs, policiers, juges… Les cas de discriminations sont innombrables.)
Comprends-moi bien. Je ne suis pas en train de rabâcher pour la énième fois que les homosexuels sont discriminés. Ça, on s’en fout, tout le monde le sait. Ce que je dis, c’est que tu es complètement à côté de la plaque quand tu dis que tu refuses de te définir par ta sexualité. Tu peux l’écrire autant que tu veux, tu peux même le penser sincèrement ; mais ça n’a pas la moindre importance, parce que le juge qui va refuser de te confier la garde de ton gamin parce que tu vis avec un homme, ou le mec qui va te casser la gueule dans la rue parce que tu as une tête de pédé, eux, n’en ont rien à foutre.
Après, tu affirmes que l’homosexualité n’est ni une culture ni une identité ni une communauté. Excuse-moi si je glousse. As-tu déjà regardé un film gay ? (Je peux te faire une liste, si tu veux.) La moitié des gags sont incompréhensibles pour un hétéro alors qu’ils sont directement compréhensibles pour un homo. Pourquoi ? Parce qu’ils sont basés sur des choses que la plupart des homos ont vécu un jour mais que la plupart des hétéros ne vivront jamais. Ce sont des choses parfois heureuses, parfois malheureuses, anecdotes de drague, plans cul, quiproquos, marques d’homophobie ou de discrimination, SIDA… Ces expériences forgent un vécu commun, partagé, marquant, exclusif, sur lequel nous pouvons construire notre mythologie, nos histoires, nos bouquins, nos chansons, nos blogs, nos films, nos styles vestimentaires (oui, parfaitement, nos styles vestimentaires), nos blagues qui ne font rire que nous, nos journaux, etc. Autrement dit : une culture et une identité. Tu ne le sais peut-être pas encore, mais ça a été très important, la culture gay. Et ça l’est sûrement encore. Par exemple, t’es tu déjà demandé comment les gays faisaient pour se reconnaître entre eux, et donc pour se rencontrer, avant l’invention d’internet ? Grâce aux lieux communautaires (écrase tes platform shoes de ma part dans la gueule des gens qui te disent que communautarisme est un gros mot), mais aussi grâce au gaydar. Comme on rêve tous de vivre dans un film de princesse, on aime bien se raconter que le gaydar est juste MA-GI-QUE, mais en réalité, c’est bien plus prosaïque ; on est juste sensible à des codes particuliers (bandana, piercing…), à une façon de s’habiller, de parler, de se comporter, en un mot : à une culture. Qu’on parvienne à identifier les signes de cette culture est bien la preuve qu’elle existe. (Évidemment, ce qui fout tout par terre, c’est que certains hétéros sont jaloux de notre bon goût et finissent par nous imiter. Du coup, on croit qu’ils sont homos aussi alors que c’est juste des copieuses. Ça fait des quiproquos et après il faut tout réinventer, c’est pénible. Bref.)
Il y a plein de trucs intéressants à dire sur la culture gay. Comment elle est façonnée « en creux » par le rejet de l’homosexualité par la société, comment inversement son existence modifie le reste de la société (par exemple, les hétéros qui copient les homos dont je parlais juste avant), comment elle vient aux homos… Parce qu’évidemment, les homos n’ont pas la « culture infuse ». Il y a un apprentissage. C’est en fréquentant d’autres gays plus âgés et des lieux communautaires, en regardant des films ou en lisant des bouquins qui leur parlent, la plupart du temps underground, qu’ils s’approprient ou refusent cette culture, et la font évoluer. Mais s’il y a bien un truc qu’on ne peut pas dire, mon cher jeune-Sébastien-habitant-Marseille, c’est qu’elle n’existe pas.
Enfin, tu dis que faire son coming-out est une violence, parce que tu penses que ton entourage va plaquer sur toi les pires représentations de l’homosexualité : débauche sexuelle, manières efféminés, pire ! Ils risquent d’imaginer que tu vas à la gay pride. (Probablement nu sur un char, en plus.) Primo, j’ai envie de dire : tu n’en sais foutre rien. Ne prends pas tes potes ou tes parents pour des abrutis, il te connaissent déjà et voient bien comment tu es, pourquoi veux-tu qu’ils aillent se faire une image de toi totalement contraire à ce qu’ils ont sous les yeux depuis vingt ans juste parce que tu leur présentes ton copain. Secundo, si tu trouves négatif d’être maniéré, efféminé ou d’aller à la gay pride, c’est toi qui a un problème. Tu ne peux pas à la fois regretter le jugement négatif des autres sur ce que tu es, et juger négativement d’autres personnes sur ce qu’elles sont. Tertio, tu n’as pas le choix. La visibilité est la seule issue. Individuellement parce que c’est la seule manière de pouvoir se mettre en couple sans sombrer dans la paranoïa à force de tout cacher, tout cloisonner, tout contrôler. Collectivement parce que c’est la seule manière de banaliser l’homosexualité. On a mis longtemps à la conquérir, cette visibilité. On ne fera pas marche arrière. On ne retournera pas dans le placard juste parce que tu as peur de dire à tes parents que tu suces des bites.
Maintenant, mon cher jeune-Sébastien-habitant-Marseille, veux-tu vraiment connaitre le fond de ma pensée ? Je pense que tu as parfaitement intégré tous les codes homophobes de la société française. Et là, tu découvres soudainement que tu es ce qu’on t’a appris à détester et à mépriser le plus. Du coup, tu exorcises en nous pondant un article pétri d’ignorance et de raisonnements foireux pour te justifier, te défendre, expliquer que toi tu n’es pas un homosexuel comme les autres, que ce sont les autres pédés qui sont détestables et méprisables, pas toi, toi tu es normal ! BO-RING. On est des millions à être passé par là avant toi.
Sauf que nous, on ne l’a infligé qu’à notre journal intime, pas à des dizaines de milliers de lecteurs.
Quelques réflexions en vrac et dans le désordre sur le survol de Pluton-la-planète-déchue par la sonde New Horizons. Attention, risques importants de chutes dans des vortex wikipédiens.
La sonde New Horizons est le pruneau le plus rapide qu’on ait jamais balancé dans l’espace : 45 km/s, battant de peu le précédent record de 42 km/s détenu par la sonde Ulysses en 1990. Notons qu’il s’agit de la vitesse au départ de la Terre ; au fur et à mesure qu’elle s’éloigne du Soleil, sous l’effet de la gravitation, la sonde abandonne de la vitesse pour gagner de l’énergie potentielle. Aujourd’hui, la sonde voyage à 11 km/s, ce qui est une vitesse plutôt banale pour une mission interplanétaire.
Une telle vitesse limite néanmoins considérablement la durée du survol de Pluton, et donc les expérimentations scientifiques possibles, mais il n’y avait pas moyen de faire autrement. Il aurait fallu soit embarquer des moteurs puissants (et du carburant) pour freiner la sonde à l’arrivée, mais cela aurait posé un problème de poids au décollage ; soit faire voyager la sonde moins vite pour qu’elle arrive à destination à une vitesse plus faible, mais le voyage aurait alors duré quelques années de plus. Or il n’était pas question d’attendre : du fait de son orbite très elliptique, la planète s’éloigne actuellement du Soleil, ce qui fait baisser progressivement sa température, ce qui entraine la condensation des gaz à sa surface. On estime ainsi que l’atmosphère de Pluton aura entièrement disparu en 2020. Il fallait donc arriver sur place au plus tôt pour avoir une chance de l’étudier.
L’énergie électrique à bord est une ressource précieuse. Les seuls générateurs assez fiables pour fonctionner plusieurs décennies sans entretien à l’autre bout du système solaire sont basés sur le nucléaire. Les classiques panneaux solaires sont exclus, l’éclairage étant bien trop faible à cette distance du Soleil. En gros, on embarque un matériau radioactif qui en se désintégrant lentement dégage de la chaleur, et cette chaleur est convertie en électricité par un thermocouple. Il n’y a aucune pièce en mouvement, c’est presque inépuisable, c’est techniquement archi-simple, d’ailleurs ça a été inventé en URSS, c’est dire à quel point c’est archaïque. Mais le rendement est pathétique : on récupère entre 100 et 200 Watts électriques à peine.
De cette électricité, seuls 5 Watts sont disponibles pour alimenter l’émetteur radio qui permet à la sonde de communiquer avec la Terre, ce qui lui confère à peu près la même puissance que l’émetteur de votre téléphone portable. La différence est que la sonde possède une antenne parabolique de 2 mètres de diamètre, bien plus efficace que l’antenne dipôle planquée dans votre téléphone. Le récepteur aussi est légèrement (ahem) plus performant que ceux installés par votre opérateur sur les toits des villes, puisqu’il s’agit d’un réseau de stations situées tout autour de la Terre et dotées chacune d’une parabole de 70 mètres.
Comment peut-on conserver parfaitement alignées la parabole de l’émetteur située sur le satellite et la parabole du récepteur située sur Terre alors que les deux sont séparées par cinq milliards de kilomètres ? De la même manière qu’une toupie tient debout : par effet gyroscopique. La sonde tourne sur elle-même selon un axe qui passe par le centre de sa parabole, ce qui permet de stabiliser la direction de cet axe dans l’espace. De plus, quelques moteurs permettent d’effectuer des corrections si nécessaire, corrections pilotées par une caméra qui vise des étoiles de référence dont la position est bien connue. L’absence de frottement dans l’espace et le fait qu’on n’ait jamais à effectuer de manœuvre brusque permet de se contenter de moteurs peu puissants, quelques Newtons seulement en l’occurrence, soit quelques centaines de grammes de poussée.
Les informations sont évidemment transmises sous forme numérique, c’est-à-dire une succession de 0 et de 1. Mais la faible puissance de l’émetteur et le fait que les ondes doivent traverser cinq milliards de kilomètres altèrent beaucoup le signal. À l’arrivée, il est assez difficile de distinguer ce qui était un 0 de ce qui était un 1 au départ… Pour minimiser ce problème, on utilise une fréquence de transmission très basse et on envoie l’information de façon (très) redondante ; tout cela se conjugue pour limiter le débit à seulement 1 kilo-octet par seconde, soit beaucoup moins que votre première connexion par modem à Club-Internet en 1997.
La sonde n’embarque pas que des caméras, mais également six autres expériences scientifiques. L’ensemble des données recueillies lors du survol de Pluton le 14 juillet représente environ huit giga-octets. Étant donné le débit extrêmement bas, et étant donné que les antennes terrestres qui servent à la réception ne sont pas affectées 24/7 à New Horizons (la NASA pilote aussi quelques autres satellites…), on estime que le rapatriement sur Terre de l’ensemble de ces données prendra jusqu’à novembre 2016. (Oui, deux mille seize.) Ceci explique pourquoi seules quelques images en basse résolution ont été présentées le jour même. Des images bien plus précises et détaillées de la surface de Pluton et de ses satellites devraient suivre, mais il va falloir quelques semaines pour les recevoir. Hélas, le sujet sera passé de mode dans les médias, aussi vous conseille-je de suivre le Twitter ou l’Instagram de la NASA si vous ne voulez pas les rater.
Je corrige des bugs dans des applications écrites par d'autres. Je me bats avec les mises à jour de systèmes ou de compilateurs qui entraînent des choses qui ne marchent plus, des standards qui évoluent, des protocoles qui changent. J'éteins des incendies dans du code explosif que la direction a cru bon de sous-traiter en Inde. J'aide, je donne mon avis à droite à gauche – privilège de la séniorité, on me prend pour l'expert capable de résoudre en deux minutes n'importe quel problème. J'épluche les mille six cent cinquante avertissements chiés par le énième analyseur de qualité de code imposé par la direction, pour voir s'il n'y en aurait pas un qui serait pertinent (spoiler : non), ça ne sert absolument à rien mais ça fait bander un qualiticien dans un bureau au 4ème étage. Pour la millième fois, on me demande de chiffrer une fonctionnalité, pour la millième fois je réponds que je ne peux chiffrer que des tâches techniques et qu'il n'y a pas de correspondance évidente et immédiate entre les deux. Je mets en place la nouvelle méthode ou le nouvel outil de développement à la mode, ils n'apportent rien de plus que les précédents et changeront dans six mois, mais on est des geeks, on est bien obligé de rester à la pointe, tu comprends. Je rapporte dans des tableaux Excel de psychopathe ce que je fais minute par minute de mes journées (réunion de formation, réunion de gestion, réunion d'architecture, spécification produit, spécification technique, spécification technique détaillée, développement, écriture de tests unitaires, exécution de tests unitaires, correction d'un bug rapporté par un utilisateur, correction d'un bug de vérification, correction d'un bug de validation, gestion de projet, gestion de ressource, écriture de documentation réglementaire, écriture de documentation technique, autres tâches). On me forme à la procédure qui va me permettre de vérifier que la procédure qui sert à corriger un bug est bien opérationnelle et respectée (spoiler : elle ne l'est pas). Je développe des prototypes, j'implémente des fonctionnalités, qu'aucun utilisateur ou client final ne verront jamais parce que les commerciaux n'auront pas réussi à les vendre, ou le marketing aura changé d'avis, ou la boîte aura coulé avant la fin du projet.
Je suis développeur et ça fait maintenant trois ans que je n'ai pas développé une seule application[1].
Notes
[1] Et bientôt douze que je n'ai pas développé une application qui soit réellement intéressante – mais c'est un autre débat…
Chaque fois qu'un ministre fait un pas vers la disparition du latin et du grec au collège, les réseaux sociaux bruissent d'indignation et les arguments fleurissent, visant à démontrer que l'étude des langues mortes est utile.
Je trouve ça assez triste, cet utilitarisme. Qui a dit qu'on ne devrait apprendre à l'école que des choses utiles ? Et utiles à quoi, d'abord ? À une future vie de labeur en entreprise ? Comme par exemple la généalogie des rois de France et la décomposition d'un nombre entier en facteurs premiers ? Comme si les mêmes choses étaient utiles à un conducteur de métro, un pianiste, un archéologue, un ingénieur des ponts et chaussées, une infirmière, un intégrateur de sites web, un commis de cuisine… Ça n'a pas de sens.
Je ne crois pas que l'école et le collège soient là pour former de futurs travailleurs. Il y a les filières spécialisées et les études supérieures, pour ça : lycées techniques, universités, écoles d'ingénieurs, etc. À l'école et au collège, c'est encore trop tôt. L'écrasante majorité des élèves, à cet âge, n'ont pas d'idée précise et réaliste de ce qu'ils feront plus tard, et si jamais ils en ont une, la plupart du temps, par la grâce des aléas de la vie et de l'incompétence des conseillers d'orientation, ils feront autre chose.
L'école et le collège servent certes à inculquer des bases indispensables à la survie dans nos sociétés : lire, écrire, compter. Mais c'est anecdotique. Ils servent surtout à ensemencer des graines. Une graine de littérature par-là, une graine d'histoire par-ci, une graine de mathématiques par-là, une graine de sciences de la vie par-ci… Laquelle germera dans la tête de tel ou tel élève ? Assurément pas celle qu'on n'aura pas planté.
Impossible de savoir quels métiers, quelles compétences seront demandées dans vingt ans. Plantons donc le plus de graines possible ! De plus, il est bien connu que le nombre et la diversité des sollicitations intellectuelles sont une condition essentielle du développement du cerveau de l'enfant. Des élèves prennent leur pied à lire Eschyle ou Cicéron ? Et en plus c'est bon pour le développement de leurs facultés intellectuelles ? Mais que demander de plus !
Il ne faut pas conserver le latin et le grec parce que c'est utile. Il faut les conserver pour que la palette d'activités proposée aux enfants reste la plus vaste possible, et parce qu'il y a des élèves et des profs que ça éclate. Quand on s'éclate à l'école, c'est déjà à moitié gagné. Je préfère infiniment des élèves enchantés d'aller à un cours qui ne sert à rien plutôt que des élèves allant, emplis d'hostilité et de démotivation, à un cours qui sert.
Certaines boîtes ont quand même des pratiques de recrutement étranges. Comme par exemple l'agence qui m'a fait lever à six heures du matin et traverser la moitié de la région parisienne sous la neige, pour un entretien d'embauche qui s'est avéré n'être qu'une suite de tests psychotechniques dignes des heures les plus sombres de la conscription.
Pas d'entretien en face à face, pas de présentation du poste proposé, pas d'échange autour de mon CV. Non, juste des tests, puis des tests, puis encore des tests. Et une photo pour finir, souriez un peu, parce que vous comprenez, nous recevons beaucoup de candidats, nous ne nous rappelons pas toujours de tout le monde. Comment ? Faire se sentir unique chaque candidat dans une entreprise à taille humaine ? Je ne vois pas ce que vous voulez dire.
Donc, pour commencer, un test de personnalité façon Psychologie Magazine qui sera probablement dépouillé par un DRH aussi compétent en interprétation de tests psychologiques que moi pour dire la liturgie orthodoxe en slavon septentrional. Des questions du genre, s'il se passe ceci pendant le développement du projet, comment réagissez-vous, cochez au maximum trois réponses parmi celles proposées ci-dessous. Et chaque fois, dans ma tête, une petite voix déçue qui me soufflait : oh, zut, il n'y a pas la réponse « j'en ai rien à branler »…
Puis un test de logique, très classique, des suites de chiffres, de lettres ou de figures géométriques à compléter. Je n'ai eu le temps d'en faire que les trois quarts, parce que mon cerveau pervers ne pouvait s'empêcher de divaguer à chaque série sur le thème : je suis sûr que je peux répondre n'importe quoi au hasard et malgré tout trouver une logique pour justifier ma réponse. C'est facile, il existe toujours au moins une fonction raisonnablement simple et logique qui passe par toutes les valeurs d'une série arbitraire. Mais je suppose que le fait que je n'ai pas fini le questionnaire dans le temps imparti sera plutôt interprété comme le fait que je ne travaille pas assez vite.
Puis enfin, une série de vingt-cinq exercices mathématiques. Du moins est-ce ainsi qu'on me les a présentés. En réalité, il s'agissait plutôt d'arithmétique. Élémentaire. Niveau CM1/CM2. 3 pommes coûtent 1,50 €, combien de pommes puis-je acheter si je dispose de 5 €, sachant que je veux aussi 2 carambars à 0,25 €. Dans une entreprise de 80 salariés, 35 % sont des hommes, combien y a-t-il de femmes. Bon, j'exagère, il y avait aussi des questions plus subtiles ; par exemple, un problème nécessitait de réduire des fractions au même dénominateur. Oh là là, attention, niveau 4ème ou 3ème au moins ! Tout à fait adapté pour évaluer un candidat à un poste d'ingénieur, donc.
Quel que soit le bout par lequel je prends la chose, j'arrive à la même conclusion.
Est-ce que ces gens m'ont convoqué à cet entretien sans avoir lu mon CV ? Alors ce sont des cons. Est-ce qu'ils ont lu mon CV et en ont déduit que c'était pertinent de vérifier que je savais faire des règles de trois ? Alors ce sont des cons. Est-ce qu'ils ne se posent aucune question et appliquent un processus de recrutement identique pour tout leur personnel, quel que soit le poste et quel que soit le candidat ? Alors ce sont des cons. Est-ce qu'ils pensent pouvoir garantir le bon fonctionnement d'une équipe projet en sélectionnant des profils psychologiques avec ce genre de test ? Alors ce sont des cons. Est-ce qu'ils envisagent le recrutement comme un processus unilatéral, juste trouver la pièce qui a la bonne forme pour rentrer dans le bon trou, et non comme la rencontre d'une personne et d'une entreprise qui doivent s'apporter mutuellement pour que ça fonctionne ? Alors ce sont des cons. Est-ce que tout ça ne sert qu'à piéger le futur salarié, une sorte de test déguisé qui permet moins d'évaluer les compétences réelles du candidat que ses réactions ? Alors ce sont des cons.
Inutile de dire que s'ils retiennent mon dossier, notre collaboration va débuter sur de bonnes bases.