Le dentifrice
N’importe quelle personne racisée le sait parce qu’elle l’a vécu dans sa chair : la police est raciste. Les réseaux sociaux dégueulent de témoignages et d’anecdotes qui le montrent : la police est raciste. Des dizaines d’articles dans la presse française et étrangère enquêtent sur cette réalité : la police est raciste. Des études du CNRS le prouvent : la police est raciste. Des ONG internationales alertent : la police est raciste. Même l’ONU s’inquiète de la situation chez nous parce que : la police est raciste.
Les émeutes ? La faute aux parents. La faute aux réseaux sociaux. La faute aux jeux vidéos. La faute à Mélenchon. La faute à l’ultra-gauche. La faute aux Black Blocks. La faute au trafic de drogue. La faute aux racailles, aux voyous, ces populations, ce sont presque des animaux, on l’a bien vu dans le film Bac Nord ! Tellement réaliste, ce film. Et neutre. Le racisme ? Ah non, rien à voir, d’ailleurs ni rien ni personne n’est raciste en France, puisque c’est interdit par la loi, puisque la République est Universelle, puisque le mot race a été banni de la Constitution[1].
Moi, je pense qu’un tel niveau de déni, d’aveuglement et de refus de comprendre, ça relève de la psychanalyse. Une sorte de mécanisme inconscient d’autodéfense pour gérer le décalage entre la réalité et ses croyances, ou quelque chose comme ça. Malheureusement, on ne peut pas envoyer une nation entière en thérapie, encore moins lorsqu’elle est en train de sombrer politiquement.
Tous ces gens qui soutiennent indéfectiblement la police quoi qu’il arrive, je pense qu’ils ont peur. Il y a tout un imaginaire collectif rassurant autour de l’ordre et de la sécurité. Il y a la certitude inébranlable que la Loi est Bonne et que la Police est là pour nous protéger des Méchants. C’est un fondement de nos sociétés, cette croyance en l’existence des Bons, des Méchants et de la Police entre les deux, alors si on perd ça, qu’est-ce qu’il nous reste ? Pourtant les exemples ne manquent pas de lois mauvaises[2] et tout le monde voit bien, plus ou moins confusément, que la police ne nous protège pas des méchants, mais qu’elle protège seulement certaines catégories de bons contre seulement certaines catégories de méchants[3]. (Pardon, je mets ma casquette anarchiste.) La loi ne dit pas ce qui est bon ou moral[4], elle sert à maintenir la hiérarchie sociale au profit des classes dirigeantes, et la police n’est pas au service des populations mais au service de ces dernières. (J’enlève ma casquette anarchiste.) Il y a même des sociologues qui commencent à s’intéresser à ce que fait concrètement la police de son temps et de ses financements. Spoiler : elle ne lutte pas contre le crime.
Un autre facteur est que si la République est Une, la Réalité est Multiple. Il y a encore une immense majorité de la population qui ne l’ayant pas vécu, n’a pas la moindre idée de la nature des relations entre les jeunes hommes racisés et la police. Ils ne savent pas le racisme, ils ne savent pas l’arbitraire, ils ne savent pas le harcèlement, ils ne savent pas les insultes. Ou bien, s’ils savent parce qu’ils ont lu quelques articles, ils ne le ressentent pas, ils ne se projettent pas dedans, ils n’ont pas la moindre idée de comment eux réagiraient dans cette réalité-là, ou s’ils en ont une idée, elle est naïve et ridicule. Des réflexions comme « si tu n’as rien fait, la police te laisse tranquille » ou « si un policier te demande un truc, tu obtempères sans discuter », ce sont des idées typiques de personnes qui n’ont justement jamais été confrontées à la police des quartiers.
Et puis il y a le cas des politiques, des préfet(e)s jusqu’au Président de la République, en passant par tous ces ministres, député(e)s et président(e)s d’Assemblées qui affirment envers et contre tout que la police est irréprochable. Ce sont des gens éduqués. Ce sont des gens qui ont lu les rapports et les articles. Ce sont des gens qui ont des conseillers. Ils savent. Simplement, ils savent aussi que les syndicats de police les plus virulents les tiennent (excuse my French) par les couilles. Dans le contexte actuel, la police est la seule chose qui les protège encore d’une population en colère. Ne pas soutenir les flics, même dans leurs demandes les plus farfelues, même quand ils réclament un régime d’exception exorbitant, même quand ils dérapent au vu et au su du monde entier[5], c’est prendre le risque que la police ne défende plus les institutions, ne garde plus les entrées des palais, ne fasse plus rempart à la colère populaire.
Tous les gouvernements depuis Sarkozy ont laissé les syndicats de police se radicaliser sans rien faire, voire l’ont encouragé parce que ça servait leurs projets politiques. Bon courage maintenant pour remettre le dentifrice à l’intérieur du tube.