L’oiseau bleu
C’était bien, Twitter. Un peu agaçant, aussi. Mais incontournable. On pouvait y raconter des conneries avec les copains, y organiser des apéros et des soirées queer et des révolutions arabes et des stages de réparation de bicyclette en non-mixité. On pouvait y faire de la vulgarisation scientifique et de la critique littéraire. On pouvait y poster des photos de son chat ou de son chien. On pouvait réagir à des émissions de télé ou de radio en direct. On pouvait y trouver de l’information institutionnelle de proximité en suivant sa gendarmerie ou sa préfecture ou son opérateur de transport ; et toutes les grandes marques l’utilisaient (avec plus ou moins de bonheur…) pour gérer leurs relations avec leur clientèle. Il faudrait aussi citer les milliers de créateurs que Twitter a fait vivre, en leur offrant une audience et un moyen simple de faire leur publicité.
C’est fou quand on y pense, à quel point la plateforme était devenu un rouage de nos sociétés démocratiques. Et ce bel outil va donc disparaître, par le caprice d’un milliardaire incompétent et égocentrique. Parce que je ne donne pas cher de la plateforme.
- Techniquement : les gens qui savaient faire marcher l’infrastructure ont été licenciés ou sont partis. Pour l’instant tout va bien parce que le système est résilient, il est conçu pour « auto-réparer » les problèmes les plus courants. Mais quand l’espace disque root d’un serveur qui fait tourner un micro-service critique va être saturé, ou bien quand une baie entière va tomber parce que l’alimentation aura disjoncté, ou bien plus prosaïquement, quand un développeur va faire une modif hasardeuse sur un code qu’il connait mal, on risque de se retrouver un bon moment avec l’écran baleine.
- Juridiquement : les services qui assuraient la conformité de Twitter avec le droit local de chaque pays (droit des entreprises, droit des médias, respect du RGPD, etc.) ont été supprimés. Tôt ou tard, une disposition légale quelconque ne sera pas respectée, le plus probable est que ce soit un défaut de modération d’un contenu illégal (violation de propriété intellectuelle, discours de haine ou négationniste, etc.) mais ça pourrait aussi bien être une violation du RGPD. Des choses avec lesquelles pleins de gens ne rigolent pas trop.
- Financièrement : avec l’intention affichée de transformer la plateforme en média d’extrême-droite, pratiquement tous les annonceurs ont déserté. Pas de chance, les revenus publicitaires étaient les seuls revenus de Twitter…
- Disponibilité de la plateforme : Apple annonce surveiller Twitter et se tenir prêt à supprimer l’application de son App Store au premier problème. Inutile de dire que si Twitter n’est plus disponible sur iPhone, c’est le coup de grâce.
L’argent, c’est le pouvoir. Et comme Musk possède une richesse colossale, il en tire un pouvoir de nuisance colossal. Juste parce qu’il a du fric et la maturité d’un gamin de 12 ans, le monde entier va perdre un outil qui était devenu essentiel pour beaucoup. Dans le genre nuisance, rappelons aussi qu’il a fait capoter le projet de TGV en Californie parce que Monsieur n’aime pas les transports en commun. C’est complètement irresponsable de notre part d’avoir laissé s’accumuler autant de pouvoir entre les mains d’une seule personne.
Notez que les politiques aussi, ont un pouvoir de nuisance colossal. (Coucou Pécresse, je te hais.) La différence, c’est que le personnel politique, lui, on l’a élu pour ça, et pour une durée limitée. On a collectivement décidé que telle ou telle personne avait des idées qui nous convenaient et on l’a collectivement mandatée pour gérer le bien public. Et si à la fin de son mandat, on n’est pas content, on la dégage. Alors que les milliardaires, eux, on ne les choisit pas et ils sont là à vie. Si on tombe sur des philanthropes humanistes, tant mieux. Si on tombe sur des crétins d’extrême droite, les dégâts sont considérables et on ne peut rien y faire. (Coucou la moitié des patrons de presse français.)
Les ultra-riches : nous emmerdent parce qu’ils disposent d’un pouvoir exorbitant sans aucune légitimité, polluent la planète, spolient tout le monde, touchent un salaire astronomique que ni leur utilité sociale ni leur productivité ne peut justifier. Pourquoi ça existe encore ?
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C’est donc la grande migration de l’oiseau bleu vers l’éléphant ocre. Une critique récurrente qu’on peut lire, c’est que la décentralisation va créer des bulles idéologiques et du communautarisme, autrement dit, que les gens pourront se débrouiller pour ne plus être confrontés aux discours qui ne leur plaisent pas.
Il faut vraiment être centriste pour sortir des âneries pareilles.
Moi, en tant que pédé avec un nom juif et une tête d’arabe, ce n’est pas que je cherche à ne pas être confronté à des gens dont les discours ne me plaisent pas. Je cherche à ne pas être confronté à des gens qui littéralement pensent, disent et écrivent que je ne devrais pas exister. Excusez-moi de rechercher mon petit confort, hein. Et puis quoi, vous pensez vraiment que mon horizon politique va s’élargir, que mon sentiment d’appartenance à la République va s’approfondir et que le vivre ensemble à la française s’en trouvera ragaillardi parce que j’aurai accepté de lire les arguments des gens qui veulent me tuer ? J’ai dû rater un mémo, où est-ce qu’on a décidé que parmi les devoirs et obligations du citoyen, il y avait : écouter les gros cons ?
Sur Mastodon, chaque instance fixe ses propres règles de modération. Je n’ai aucun problème avec cette idée. Je suis heureux de savoir que mes pouets ne sont pas jugés selon des critères de vieux mâle blanc hétéro, et même s’ils ne le réalisent pas (les pauvres), tout plein de vieux mâles blancs hétéros sont heureux de savoir que sur leurs instances, leurs pouets ne sont pas jugés selon mes critères. Le véritable universalisme, la véritable inclusion, c’est ça : un outil où chacun trouve sa place. Pas un outil où tout le monde doit se conformer à un même ordre unique.