Judith
De passage en Belgique, vous décidez de visiter le Museum voor Schone Kunsten de Gand. Ah, les maîtres flamands, les paysages du nord, les clairs obscurs, l'agneau mystique de Van Eyck ! Et vous voilà déambulant de salle en salle, vous extasiant devant un Brueghel par-ci ou un Van Dyck par-là… Quand soudain : le choc.
Une Judith inconnue. Par un certain Édouard Richter, lui aussi inconnu.
Vous avisez le sabre ensanglanté. Aucun doute, c'est bien de la Judith de la Bible dont il s'agit, celle qui afin de sauver la ville de Béthulie du pillage auquel le roi Nabuchodonosor la destinait, décapita le général Holopherne après l'avoir séduit et enivré. Mais cette Judith-là est spéciale. Elle ne ressemble pas à celle du Caravage, ni à celle de Rubens, ni à celle de Cranach, ni à aucune autre. À cause d'un détail inhabituel, qui vous trouble et sur lequel vous n'arrivez pas à mettre le doigt.
Vous finissez par voir ce qui cloche. Le temps. Cette Judith-là n'a pas peur d'être prise par les gardes, elle n'est pas en train de fuir, elle n'est pas dans la fébrilité qui saisit normalement tout criminel à l'œuvre. Non. Cette Judith-là prend tout son temps. Elle ne manifeste pas le moindre stress, pas la moindre inquiétude. Au point de s'arrêter face à la caméra pour faire sa pin-up, regard lascif, tenue transparente et tétons qui pointent.
Là où les autres peintres montrent une Judith meurtrière, Richter montre une Judith séductrice. La réalité du crime est escamotée derrière un coin de tenture à peine relevé ; ne reste que la tension sexuelle. Cette Judith-là n'est pas inquiétante parce qu'elle est en train de tuer mais parce que vous pourriez être sa prochaine victime. Si si. Vous. Cette façon de vous regarder, cette façon de marcher vers vous… En fait, c'est déjà trop tard : vous êtes foutus, ça fait au moins quinze minutes que vous êtes planté devant cette toile, le gardien de la salle commence même à vous regarder bizarrement.
Heureusement que ce n'est qu'une peinture. Heureusement que vous n'êtes ni hétéro, ni général babylonien.
Heureusement que l'art existe.