Voyage, voyage
J’aime bien les voyages en train. Prendre le train, ce n’est pas seulement aller d’un point A à un point B. C’est aussi retrouver chaque fois un peu de la magie de l’âge d’or des chemins de fer. Peu importe que vous alliez à Laroche-Migennes ou à Limoges-La Souterraine, dans votre tête, c’est comme si vous preniez le Transsibérien, l’Orient-Express ou le Train Jaune, vous pensez aux noms prestigieux du passé, Compagnie des Wagons Lits ou Darjeeling Himalayan Railway, vous plongez dans l’ambiance des vieux romans anglais, Hercules Poirot et Sherlock Holmes sont assis en face de vous.
Prendre le train, c’est aussi se retrouver pour quelques heures enfermé entre quatre tôles en compagnie de ses congénères. Claude Lévi-Strauss disait des traversées transatlantiques que la fréquentation obligée des autres voyageurs était le châtiment pour expier l’outrage fait à la nature de voyager sans avoir à remuer ses membres. Et quoiqu’un Paris Clermond-Ferrand soit plus rapide et moins monotone qu’un Cherbourg New-York, sa remarque s’applique tout à fait au train.
Une fois, je me suis retrouvé assis à côté d’un autrichien – son accent l’avait trahi lorsqu’il s’était excusé de devoir me faire me lever pour rejoindre sa place. Il resta silencieux pendant une bonne partie du voyage ; puis, alors que le panache de vapeur de Nogent-sur-Seine se profilait à l’horizon, il me demanda soudain :
— Excusez-moi, c’est une centrale nucléaire, qu’on voit là-bas ?
— Oui, c’est bien ça.
— Oh, c’est la première fois que j’en vois une ! Vous savez, chez nous, il y en a très peu, alors on n’a pas souvent l’occasion d’en croiser…
La discussion s’engagea alors pour de bon. J’appris ainsi qu’il était réalisateur, qu’il vivait à Rome et qu’il se rendait en Auvergne pour faire des repérages pour un tournage. Devant mon insistance à savoir le genre de film qu’il faisait, il m’avoua en de longues périphrases qu’il s’agissait de films plutôt spécialisés et destinés à un public adulte… Voyant que je n’étais pas horrifié par cette révélation, il me confia qu’il avait lui-même été, dans sa jeunesse, acteur porno. Ces bases étant posées, la discussion dériva sur des sujets aussi variés que l’histoire de l’art, les langues étrangères, la théologie (il avait fait le séminaire dans sa jeunesse et le passage en gare de Nevers lui remit en mémoire la vie de Bernadette Soubirous), l’homosexualité des politiciens autrichiens d’extrême-droite, ou la beauté des musées florentins. Peut-être n’était-il qu’un gros mythomane ; peu importe, la discussion fut fort réjouissante et meubla très agréablement mon voyage.
Hier, mon voisin de siège était un quinquagénaire qui passa tout le trajet à discuter de voyage astral au téléphone. Le nombre de gens qui l’appelaient, son ton très paternaliste, son vocabulaire pseudo-spirituel, le style des conseils qu’il donnait, tout cela m’amena rapidement à penser qu’il dirigeait une association de développement personnel tendance New Age. Ou une secte. Un authentique gourou ! Il avait un épais bouquin sur les genoux qui j’en étais sûr, allait me donner des indices décisifs sur le personnage ; mais malgré mes efforts, je n’ai pas réussi à en lire le titre, écrit sur la couverture opposée au côté où je me trouvais, ni un seul paragraphe, imprimé en caractères trop petits.
Le sommet du n’importe quoi fut atteint lorsque, s’adressant à sa femme assise un siège plus loin, il expliqua que tous ces coups de téléphone le fatiguaient énormément. À cause des ondes, vous comprenez. Les ondes du portable, qu’il sentait pénétrer dans sa tête et lui paralyser toute la moitié du corps ; et il accompagnait ces phrases de grands gestes pour « dégourdir » sa jambe et son bras droits endoloris. Je me gardai bien de lui révéler l’existence du croisement des voies nerveuses dans le tronc cérébral, qui fait que dans l’hypothèse hasardeuse où les ondes lui auraient effectivement grillé les neurones de l’hémisphère droit, côté où il tenait son téléphone, il aurait plutôt dû se retrouver paralysé du côté gauche. Psychologiquement, il ne se serait jamais remis d’un tel ébranlement de ses certitudes…