Jeux de langues
On dit souvent que le français est une des plus belles langues du monde, mais tout de même, le linguiste manqué à l’intérieur de moi trouve qu’il y a dans les autres langues tout plein de gadgets amusants qui font cruellement défaut au français.
À l’exception de sa variante parlée dans le sud, notre langue n’est pas accentuée. Toutes les syllabes se prononcent avec à peu près la même intensité et au même niveau. C’est très différent de l’anglais britannique, par exemple, où il existe des différences d’accentuation importantes entre les syllabes. Un ami serbe qui à force de vivre en France oubliait petit à petit sa langue maternelle me racontait que lorsqu’il retournait au pays, il plaçait parfois les accents toniques au mauvais endroit, ce qui le faisait passer pour le dernier des ploucs.
Notre langue ne possède pas de tons. La hauteur des voyelles, c’est-à-dire la fréquence des sons, n’est pas significative (ou alors marginalement, par exemple pour marquer une interrogation). Ce n’est pas le cas dans beaucoup de langues orientales, où la même syllabe peut avoir une signification complètement différente selon qu’elle est prononcée grave, aiguë, en faisant varier le son vers le haut, vers le bas, ou encore vers le haut puis vers le bas. Ce qui est amusant, c’est qu’on a constaté que les locuteurs natifs de ces langues tonales développaient une aptitude cérébrale particulière à la reconnaissance des fréquences sonores ; du coup, ils ont plus souvent que les autres l’oreille absolue. Une étude a montré qu’après un an au conservatoire de musique, 60 % des élèves chinois ont l’oreille absolue, contre seulement 14 % des élèves américains.
Notre langue n’est pas flexionnelle. La fonction d’un mot (auteur de l’action, bénéficiaire de l’action, outil utilisé pour faire l’action, moment de l’action, lieu de l’action, etc.) est seulement indiquée par sa position dans la phrase et par quelques prépositions. Par exemple, le sujet se reconnait typiquement au fait qu’il est avant le verbe et les compléments au fait qu’ils sont après. Au contraire, en latin, en allemand ou en russe, la position des mots dans la phrase n’est pas porteuse de sens (bien qu’elle puisse être imposée par l’usage). On distingue l’auteur, le bénéficiaire, le lieu, etc. en fléchissant la fin du mot. Ainsi le proverbe latin asinus asimum fricat où les terminaisons en -us et en -um indiquent respectivement l’âne sujet et l’âne COD.
Notre langue n’est pas non plus isolante. Les mots s’accordent en genre et en nombre, les verbes se conjuguent pour marquer la personne, le temps, le mode. En chinois mandarin, au contraire, tous les mots sans aucune exception sont invariables. C’est d’ailleurs assez logique quand on pense au système d’écriture par idéogramme, qui ne permet pas comme notre système alphabétique les modifications de la graphie d’un mot. En l’absence de conjugaison, on utilise pour marquer les temps et les modes, des périphrases, des proverbes, des expressions toutes faites. De là vient probablement la caricature classique du Chinois qui utilise de longues tirades un peu précieuses pour exprimer des choses toutes simples.
Notre langue ne possède que deux genres, le masculin et le féminin. Dans d’autres langues, comme l’anglais, l’allemand ou le latin, il existe aussi un genre neutre. Il est toutefois amusant de constater qu’à l’exception de l’anglais qui utilise une règle claire (tout ce qui n’est pas humain est neutre sauf les gros bateaux qui sont des filles), la répartition des noms entre masculin, féminin et neutre est assez aléatoire. Par exemple, on peut aussi se demander pourquoi en allemand fräulein (mademoiselle) est neutre plutôt que féminin, ou bien pourquoi le genre des choses est si souvent différent entre le français et l’italien (le dos/la schiena, je ne m’y ferai jamais !).
Notre langue n’a que deux nombres, le singulier et le pluriel. Dans d’autres langues, comme l’arabe moderne ou le grec ancien, il y a également un duel, qui sert pour les objets allant par deux. Il en subsiste une trace en anglais, avec both qui est le duel de all. D’une façon générale, le pluriel (ou le duel) est obtenu en ajoutant une marque distinctive au mot singulier (généralement un -s en français et en anglais). Le breton se distingue en faisant l’inverse : beaucoup de mots sont naturellement au pluriel, et c’est pour obtenir le singulier qu’il faut ajouter une marque. Ainsi, gwez au pluriel (des arbres) donne gwezenn au singulier (un arbre).
Notre langue n’utilise pas les classificateurs. Quand on désigne un objet, notre grammaire n’impose pas de rajouter un mot ou d’accorder le reste de la phrase selon la classe à laquelle cet objet appartient. C’est très différent en japonais, où le nom des chiffres varie en fonction du type d’objet qui est dénombré. Ainsi, on compte différemment les personnes, les oiseaux, les lapins, les petits animaux, les gros animaux, les objets fins et plats, les objets longs et cylindriques, les objets technologiques, les vêtements, les objets portés aux pieds, les liquides, les médicaments de forme ronde (pilules et autres gélules), les chapitres d’un livre, etc.
Bref, le français est une des plus belles langues du monde, mais je la trouve quand même un peu monotone.