Sévices Administratifs
Oyez oyez, gentes dames et damoiseaux, la très édifiante histoire de Virgile et de son épique combat contre la redoutable hydre administrative française, qui survint en ce premier jour du mois de juin de l’année 2012 après la naissance de notre Seigneur Jésus Christ ! Oyez oyez !
Ordoncque, Virgile qui récemment triompha des nombreuses épreuves théoriques et pratiques qui le séparaient d’un coup de tampon supplémentaire dans la case idoine de son permis de conduire, devait se rendre à la préfecture afin d’y retirer le précieux papier rose. Il quitta son doux foyer à l’aurore, car il savait que les plus belles batailles se gagnent le matin ; et il emporta de la lecture, car il savait qu’il aurait régulièrement besoin de se ressourcer aux textes anciens pour y puiser du courage.
À peine arrivé sur place, un premier défi l’attendait déjà : garer son puissant destrier nippon à un endroit qui ne fût ni dangereux ni interdit. Car figurez-vous que dans sa grande perversité, l’hydre administrative française accueille le public dans une forteresse située à dix lieues de toute possibilité de stationnement. Cependant Virgile triompha aisément de cette première épreuve car il était rusé. Il abandonna son valeureux destrier à un endroit prohibé mais inaccessible au camion de la fourrière du fait de la présence d’un abondant mobilier urbain. De surcroit, pour plus de sûreté, il l’attacha à un panneau électoral de Lutte Ouvrière.
Encouragé par cette première victoire, Virgile s’enhardit et se présenta à l’accueil sans plus attendre. Il ôta son armure, son casque et sa besace, les posa sur le tapis roulant afin qu’ils fussent examinés par le terrible Cerbère aux yeux qui voient à travers la matière. Le Cerbère ne pipa mot. Et c’est ainsi que Virgile pénétra dans l’antre de l’hydre administrative française, un monde redoutable et effrayant où la logique conventionnelle s’efface, un monde peuplé de pléthoriques dames guadeloupéennes qui parlent très fort avec un accent créole, un monde où la seule arme qui permet de vaincre a pour nom : patience.
Mais ne nous répandons pas en lyrisme superflu car déjà, une nouvelle épreuve attendait Virgile ! Il lui fallait maintenant retirer un ticket muni d’un numéro. Devant lui, une trentaine de combattants, tous venus aussi triompher de l’hydre, attendaient déjà. À raison d’une à deux minutes pour vérifier la complétude et la conformité du dossier de chacun, Virgile, qui était fort savant dans la science du calcul, en déduisit qu’il lui faudrait environ une heure rien que pour accéder au distributeur de ticket. Son moral vacilla un instant sous le choc de la perspective de passer autant de temps à piétiner debout, mais il ne se laissa pas démonter et pris sa place dans la queue – probablement une des plus grosses qu’il lui ait jamais été donné de voir, et pourtant, vous pouvez nous croire, il en avait vu d’autres.
La gardienne de la machine à distribuer les tickets numérotés était laide et elle était féroce. Au fur et à mesure que la queue avançait, Virgile la voyait refouler impitoyablement les usagers dont le dossier présentait des failles, et il ne put s’empêcher de penser à Gandalf-le-Gris repoussant le Balrog de Morgoth au pont de Khazad-Dûm dans les Mines de la Moria. Par instants, il imaginait la fonctionnaire hurlant « you shall not pass ! » à un usager récalcitrant, et il sentait son sang se glacer dans ses veines, et son cœur, qu’il avait pourtant fort endurci, se serrait d’effroi. Heureusement, lorsque son tour vint, l’œil suspicieux de la gardienne des tickets numérotés ne découvrit rien d’anormal dans son dossier, et Virgile se vit attribuer le numéro D30.
Mais s’il venait de remporter une bataille, Virgile était encore loin de remporter la guerre. « Abandonne toute relation d’ordre sur l’ensemble des entiers naturels, toi qui entre ici ! » se serait écrié Dante en constatant que les numéros étaient appelés dans le désordre. D17, A23, D21, T02, D20, D19, V08, D20 à nouveau… Virgile dut rapidement convenir que son intelligence était trop limitée pour appréhender la logique qui présidait à l’appel des numéros et quelle était la signification de la lettre qui les préfixait. Il extirpa de sa besace un vieux grimoire et s’abandonna à la lecture de quelque texte antique.
C’est la faim qui tira Virgile de sa lecture. La faim redoutable qui vrille l’estomac, qui étourdit les sens et qui annihile les forces ! Car le soleil était déjà parvenu tout en haut du ciel. L’hydre administrative française a plus d’un tour dans son sac pour vaincre le combattant le plus déterminé ! Patienter sans boire ni manger pendant trois heures, à endurer les souffrances infligées par un siège spécifiquement conçu pour être inconfortable, plus d’un craquèrent avant l’appel de leur numéro et s’en retournèrent chez eux défaits !
Virgile, de son jeune temps où il était un redoutable joueur de tarot, conservait la précieuse compétence de savoir compter les atouts comme personne. Bien que l’hydre administrative les appelât dans le désordre pour brouiller les pistes, il n’eut aucune difficulté à mémoriser les numéros déjà servis et ceux non encore servis. Considérant qu’il restait encore au moins cinq usagers avant lui et que chaque usagers prendrait au moins dix minutes, il décida qu’il avait juste le temps de quitter les lieux, d’aller se sustenter à la gargotte du coin, et de revenir prendre sa place dans la file. Ce qu’il fit prestement.
C’est au retour qu’il faillit trébucher stupidement. Ah ! Même les plus grands échouent parfois à deux doigts de la victoire ! Alors que son casque, son armure et sa besace passaient de nouveau devant le Cerbère aux yeux qui voient à travers la matière, celui-ci, découvrant un téléphone au fond d’une poche, cru bon de lancer un fort sec et fort impoli : « Eh vous, là ! C’est interdit de téléphoner, ici ! ». Un frisson parcourut l’échine de Virgile cependant que son esprit formulait une réplique cinglante que l’on pourrait résumer par : « Hé connard, ça fait quatre heures que je m’abime le cul sur tes sièges pourris à sacrifier une journée de RTT parce que tes services sont trop cons pour expédier un bout de papier rose par la poste, alors tes remarques d’adjudant-chef mal baisé quant à un téléphone que je n’avais de toute façon pas l’intention d’utiliser vu que j’ai deux ou trois notions de convenances qui font que je ne téléphone jamais dans un lieu public, tu te les carres bien profond, s’il-te-plaît. » Fort heureusement, Virgile était fort aguerri à la pratique du self-control et il ne répondit pas à la provocation. En lieu et place de cette longue tirade, il laissa échapper un timide « Oui Monsieur » qui amadoua le Cerbère, et il rejoint sa place dans la salle d’attente. À peine une minute plus tard, le numéro D30 apparaissait sur tous les afficheurs. « Like a boss », pensa-t-il in petto, mélangeant ainsi le grand breton et le bas latin, deux langues qu’il affectionnait particulièrement.
Et c’est ainsi que Virgile triompha de la redoutable hydre administrative française. Après quoi, il rentra tranquillement chez lui ripailler, faire bombance, et écrire des conneries sur son blog pour se défouler.