Adrénaline

Lorsque j'étais adolescent, j'avais comme tout le monde entendu des dizaines de légendes excitantes sur les bas-fonds de Paris, notamment sur la faune qui peuplait les catacombes et sur celle qui se réunissait la nuit dans le cimetière du Père Lachaise. Arrivé à l'âge adulte, un esprit curieux comme le mien ne pouvait évidemment pas manquer d'aller éprouver la véracité de ces légendes.

Mes contacts avec les catacombes furent très limités. Les deux seules fois où je voulus m'y rendre, je me retrouvai embarqué dans une descente de police. Pas de bol. Un peu lassé par des nuits au poste, je ne fis jamais de troisième tentative. Pour le Père Lachaise en revanche, ce fut une toute autre histoire.

Je crois que c'est en 1988 que deux amis et moi-même décidâmes de nous introduire nuitamment dans le plus grand cimetière parisien. L'entreprise fut minutieusement préparée. Il fut décidé que nous passerions par un petit square donnant sur la rue des Pyrénées et au fond duquel, bien à l'abri de l'éclairage public, trônait une petite cabane ; il était facile d'escalader la grille de ce square puis de monter sur cette cabane pour se hisser ensuite sur le mur d'enceinte du cimetière. Une fois en haut du mur, on pouvait ramper quelques mètres à califourchon pour atteindre un endroit d'où il était possible de sauter sur un arbre, puis de glisser jusqu'au sol. Nous avions évidemment repéré tous ces détails en plein jour, lors de quelques expéditions préparatoires.

Ce fut par une belle nuit sans lune que nous mîmes notre plan à exécution. Je ne suis pas sûr que nous avions choisi la façon la plus simple de nous introduire dans le cimetière, mais toujours est-il que notre plan réussit parfaitement. Et c'est ainsi que nous passâmes une petite heure à déambuler parmi les tombes, dans une obscurité presque totale, à la seule lueur de nos torches. Nous fûmes déçus : franchement, à part le sentiment d'avoir transgressé un interdit, il n'y avait pas de quoi s'extasier. Aucune messe noire. Aucune secte satanique. Aucun individu louche ou suspect. Rien. Il n'y avait littéralement pas un chat, au sens propre comme au figuré. Restait néanmoins le plaisir de croiser quelques sépultures célèbres au hasard de notre exploration. Je me souviens notamment de Sarah Bernhardt, Jim Morisson, Frédéric Chopin… Sans oublier Victor Noir et son fameux gisant à l'entrejambe prometteur.

Pas grand chose, donc. Jusqu'au moment où.

Nous avions pratiquement terminé notre exploration et nous commencions à rebrousser chemin vers l'endroit où nous avions installé la corde qui devait nous permettre d'escalader le mur côté intérieur pour ressortir. Quand soudain, en passant à proximité de banales toilettes publiques, nous entendîmes le bruit caractéristique et incongru d'une chasse d'eau que l'on tire.

En une fraction de seconde, nous éteignîmes nos lampes et nous jetâmes à plat ventre derrière un buisson. Et là, tapis les uns contre les autres, osant à peine respirer, les os autant glacé par la surprise que par l’humidité et le froid de la terre, nous entreprîmes de guetter la porte des toilettes. Qui allait bien pouvoir en sortir ? Un gardien ? Un clodo ? Un junkie ? Un dingue nécrophile quelconque ? Nous échafaudions mentalement mille mensonges vaguement crédibles en prévision d’avoir à justifier notre présence en ces lieux. Bref, nous nous préparions à passer un sale quart d’heure.

Mais ce qui nous attendait était presque pire. Car tout simplement, ni rien ni personne ne sortit jamais de cette foutue pissotière. Rien. Personne.

Au bout d'une bonne demi-heure terrés contre le sol glacé, dans le silence le plus total, il fallut nous rendre à l'évidence : nous étions seuls. Pratiquement sans nous concerter, sur un simple échange de regard, nous nous levâmes d'un bond ; l'instant d'après nous courions tous les trois comme des dératés vers la sortie.

Quelques jours plus tard, nous revînmes sur les lieux aux heures normales d’ouverture, en plein jour, afin d’éclaircir le mystère. Deux hypothèses nous semblaient envisageables. Soit les toilettes étaient équipées d’une chasse d’eau automatique, le genre de dispositif actionné par une minuterie à intervalles réguliers ou par une cellule photo-électrique qu’un animal aurait pu déclencher. Soit il y avait bien quelqu’un, mais cette personne était sortie par une autre issue que celle que nous surveillions depuis notre buisson.

Aucune de ces deux théories ne résista à un simple examen des lieux. Il n’y avait pas de chasse d’eau automatique. Il n’y avait pas d’autre sortie.

Le mystère demeure donc. Ce qui ne m’a jamais empêché de retourner la nuit dans les cimetières.