Infiniment

On a intuitivement tendance à penser que les nombres pairs sont deux fois moins nombreux que les nombres entiers. C'est logique, puisque pour construire l'ensemble des nombres pairs, il suffit de prendre l'ensemble des nombres entiers et d'enlever un élément sur deux. Pourtant, c'est faux. La preuve : on peut établir une bijection entre les deux ensembles, c'est-à-dire une relation reliant de façon univoque chaque élément du premier ensemble à chaque élément du second. En l'occurrence, une simple multiplication par deux suffit pour passer de { 0, 1, 2, 3, 4, 5 … } à { 0, 2, 4, 6, 8, 10, … }. Le nombre d'éléments dans les deux ensembles est donc forcément le même. La moitié de l'infini, c'est encore l'infini.

Autre paradoxe qui n'en est pas un, en physique cette fois. L'univers est à la fois en expansion et infini. Comment un objet de taille déjà infinie peut-il encore grandir ? Exactement de la même manière que l'on a construit notre ensemble des nombres pairs ci-dessus. Imaginez qu’on étire l'espace comme un élastique, de telle sorte que ce qui correspondait auparavant à 1 mètre corresponde désormais à 2 mètres. Si on prend deux objets au hasard n'importe où dans l'Univers, la distance qui les sépare aura doublé dans l'opération, ce qui donnera l'impression d'une expansion. Mais dans le même temps, la taille totale de l'Univers n'aura pas changé : elle sera toujours infinie. Le double de l'infini, c'est encore l'infini.

Pour compliquer les choses, il existe en réalité plusieurs tailles d'infini. Ce n'est guère surprenant : on sent bien, par construction, qu'il doit exister infiniment plus de nombres réels que de nombres entiers, puisqu'entre deux entiers consécutifs quelconques, tels que 1 et 2 par exemple, on peut faire entrer une infinité de nombres réels. Et pour une fois, l'intuition ne nous trompe pas ; on sait effectivement avec certitude qu'il existe plusieurs tailles d'infini. On les appelle, par ordre de taille croissante : aleph zéro, aleph un, aleph deux, etc. On sait que le nombre d’éléments dans l’ensemble des entiers naturels est le plus petit infini connu. Il vaut donc aleph zéro. Mais quelle est la taille de l’ensemble des réels ? Non seulement on ne le sait pas, mais de plus, il est impossible de le savoir formellement, du moins dans le cadre de la théorie des ensembles. On peut postuler que la taille de l’ensemble des réels vaut aleph un, c’est ce qu’on appelle l’hypothèse du continu. Ou bien on peut ne pas. Aucune des deux options n’est ni démontrable ni réfutable, et aucune des deux options n’entraine d’incohérence dans la théorie.

L'existence de plusieurs tailles d'infini révèle de nouvelles sources d’amusement. Par exemple, imaginez que tous les nombres réels et tous les nombres entiers se trouvent mélangés dans un sac, et qu’on en tire un au hasard. Quelle est la probabilité pour que je tombe sur un nombre entier ? Considérons l'intervalle qui s'étend de 1 (inclus) jusqu'à 2 (exclus). Il ne contient qu'un seul entier, à savoir 1 ; mais il contient une infinité de réels (1,2 ou 1,33333 ou 1,689768987865 en sont des exemples). Sur cet intervalle restreint, la probabilité de tomber sur un entier est donc de 1/infini, soit zéro. Le résultat ne change pas si on généralise à l'ensemble des nombres au lieu de se limiter à un petit intervalle. Donc, quand on choisit un nombre parfaitement au hasard, la probabilité de tomber sur un entier est nulle, alors même qu'il existe pourtant une infinité d'entiers.

Une catégorie intéressante de nombres sont les nombres normaux. Ce sont des nombres réels dans lesquels toutes les suites possibles de chiffres apparaissent de façon équiprobables dans le développement décimal. Ainsi, tous les chiffres possibles (de 0 à 9) présentent chacun exactement 1 chance sur 10 d'apparaître, toutes les suites possibles de deux chiffres (de 00 à 99) présentent chacune exactement 1 chance sur 100 d'apparaître, toutes les suites possibles de trois chiffres (de 000 à 999) présentent chacune exactement 1 chance sur 1000 d'apparaître, et ainsi de suite. Comme un nombre normal présente un développement décimal infini, on peut affirmer avec certitude que n'importe quelle suite de chiffre arbitrairement longue (mais finie) y apparaît.

Il est extrêmement difficile de prouver qu'un nombre donné est normal. Par exemple, on soupçonne fortement que le nombre pi le soit, on l'a vérifié expérimentalement en mesurant les probabilités d'apparition de quelques suites de chiffres données dans les 200 milliards de décimales de pi que l'on connait, mais on est bien incapable de le démontrer formellement. En fait, les deux seuls nombres dont on est certain de la normalité sont des nombres qui ont été construits spécialement pour : le nombre de Champernowne et la constante de Copeland-Erdös.

Sur un CD ou un DVD, la musique, l'image ou le texte sont numérisés, c'est à dire représentés sous la forme d'une succession de chiffres. Comme par définition, dans un nombre normal, n'importe quelle séquence de chiffre apparaît, on peut affirmer que le contenu de n'importe quel CD ou DVD apparaît plusieurs fois dans les décimales de n'importe quel nombre normal, tel que pi. Mieux : on peut même affirmer que l'intégralité des oeuvres musicales, littéraires et filmographiques connues, y compris le film de vos dernières vacances ou le contenu de ce blog, se trouve dans les décimales de pi. Vous allez me dire : impossible, il existe des milliers de films, des millions de morceaux de musique, et probablement des milliards de textes écrits, comment peuvent-ils tous être contenus dans pi ? C'est pourtant simple : aussi énorme que ce volume de données puisse être, le développement décimal de pi sera toujours plus grand, puisqu'il est infini.

Question finale : on ne sait pas montrer formellement qu'un nombre donné est normal, mais au moins, sait-on combien y a-t-il de ces curiosités ? Oui : une infinité. En fait, les nombres normaux sont même infiniment plus nombreux que les autres. En conséquence de quoi, si on tire un nombre parfaitement au hasard, la probabilité pour que l’on tombe sur un nombre normal est de 100 %, alors même qu'il existe pourtant une infinité de nombres non normaux.

Infiniment dingue, non ?

(Billet initialement publié ailleurs le 12 septembre 2005. Quelques corrections suites aux remarques d’un éminent lecteur.)