Délit de sale gueule

Le problème des contrôles au faciès est assez sensible pour moi. Je me suis plusieurs fois énervé sur internet contre des gens qui avaient la prétention de m’expliquer que ça n’existait pas (alors que j’en ai vécu des dizaines), ou que c’était normal (ça ne l’est pas), ou qui me reprochaient de ne pas être objectif alors que je les renvoyais vers des études établissant clairement l’existence de ces contrôles.

Le problème ne date pas d’hier. La police française a collaboré à la traque des Juifs pendant l’Occupation, elle a persécuté tous les gens ayant une tête de maghrébin pendant la guerre d’Algérie, les sinistres voltigeurs motocyclistes de Pasqua ont matraqué tout ce qui ressemblait de près ou de loin à un étudiant dans les années 80, quiconque a habité en banlieue ces 30 dernières années sait que les jeunes Noirs et Arabes sont des victimes privilégiées de la violence policière. Par cette courte énumération, je veux dire que le problème n’est pas ponctuel ; il est systémique. Le profilage (racial principalement) a toujours existé et son usage est généralisé. Pendant longtemps, les gouvernements en ont réfuté les conséquences, aucun élu n’a abordé la question parce que critiquer les forces de l’ordre est tabou, la justice elle-même s’est montrée indulgente envers les rares policiers mis en examen. L’affaire Théo semble faire évoluer les choses, et c’est tant mieux, il est plus que temps ; mais on en reste encore à évoquer des « dérapages » ou des « bavures » comme s’il ne s’agissait que de quelques brebis galeuses, alors que c’est la politique de maintien de l’ordre dans son ensemble qui est en cause.

C’est aussi ce qui est gênant dans la déclaration de François Hollande. Il appelle à faire confiance à la justice, mais d’une part le problème est politique et ne sera pas résolu par la condamnation d’une ou deux personnes qui n’ont fait qu’obéir aux ordres (si condamnation il y a un jour), et d’autre part c’est précisément cette même justice qui est soupçonnée d’avoir failli dans nombre d’affaires précédentes : Rémi Fraisse, Adama Traoré, Zyed et Bouna, pour les plus médiatisées. D’ailleurs, l’État a déjà été condamné pour le comportement de sa police. Plutôt que d’agir, le Premier Ministre d’alors Manuel Valls avait simplement fait appel de la condamnation…

Personnellement, j’ai été adolescent dans les années 80 en Seine-Saint-Denis et je n’ai pas une tête de bon Français, ce qui m’a donné l’occasion d’expérimenter un petit échantillon des pratiques policières.

D’abord, il y a le délit de faciès lui-même. Le contrôle n’est pas motivé par votre comportement ou par l’existence d’indices tendant à faire penser que vous êtes en train de commettre un délit, mais juste par votre gueule. Au début, on ne s’en rend pas compte. C’est à la longue, en discutant avec des copains au lycée, que vous réalisez que vos potes blonds aux yeux bleus ne sont jamais contrôlés, quand bien même ils font les cons et auraient des raisons de l’être, tandis que vous êtes systématiquement contrôlés quand votre chemin croise celui d’une patrouille.

Parfois, les flics ne font même pas l’effort de s’en cacher. Il m’est arrivé de traîner dans la rue avec des potes et que des flics nous arrêtent pour ne contrôler que moi. Une autre fois, on se rendait chez des amis en banlieue lointaine, on était trois voitures à se suivre. Alors qu’on passait un barrage de police, les flics ont laissé passer les deux voitures de mes potes devant pour arrêter spécifiquement celle dans laquelle j’étais et n’ont contrôlé que mes papiers. Avec le temps, c’est devenu une blague récurrente dans le groupe d’amis que je fréquentais à l’époque : « Oh, voilà des flics, tu vas encore te faire contrôler ! » Là où la blague était mauvaise, c’est que la plupart du temps, c’était effectivement ce qui arrivait.

Je n’ai bien sûr pas tenu de décompte précis ; à certaines périodes, il pouvait s’écouler plusieurs mois sans contrôle, tandis qu’à d’autres moments, je pouvais être contrôlé plusieurs fois dans la même journée. En moyenne, disons que ça s’élève à environ une dizaine de contrôles par an. Entre l’âge de 15 ans et l’âge de 25 ans. Soit une centaine de contrôles d’identité dans ma vie. Et vous, vous en êtes à combien ? Zéro ? Un ? Deux ?

Le contrôle se passe parfois cordialement, mais c’est l’exception. En général, c’est tendu. Le tutoiement est systématique, le ton et le langage souvent méprisants. Par exemple, si vous êtes arrêté au guidon d’un deux-roues, vous allez être accueilli par : « alors, tu l’as volée où, cette moto ? » Au pied d’un immeuble, on va plutôt vous suggérer : « gagnons du temps, dis-nous tout de suite où est le shit. » Être accusé de tout et n’importe quoi en guise de premier contact, ça ne met pas franchement d’humeur coopérative… Du coup, l’agacement peut monter assez vite chez le contrôlé, ce qui ne fait qu’aggraver l'agressivité du contrôleur : fouilles, palpations de sécurité, menaces de nuit au poste « le temps de vérifier tout ça », etc. Autre outil d’humiliation, ressortir de vieilles lois oubliées. Une fois, une patrouille m’a arrêté alors que je circulais en vélo. Ne trouvant rien à me reprocher, les flics ont fini par me foutre une amende pour défaut de plaque d’identification. Car le saviez-vous ? À cette époque, tout vélo devait être muni d’une plaque métallique gravée au nom de son propriétaire. Vous avez probablement passé toute votre enfance à être hors-la-loi chaque fois que vous montiez sur votre vélo ; sauf que c’est moi qui ait eu l’amende.

Une autre fois, nous rentrions d’une soirée, j’étais très fatigué, j’avais passé le volant à un copain. Ses parents habitaient dans un de ces quartiers pavillonnaires où des rues se coupent à angle droit à perte de vue. L’avantage, la nuit, me racontait ce copain, c’est qu’avec la lumière des phares, on repère plus facilement si quelqu’un arrive de la droite à chaque intersection. Et à la seconde où il finissait sa phrase, une bagnole de flics déboula de la droite tous feux éteints. Le copain l’évita de justesse d’un coup de volant assez brusque pour nous envoyer sur le trottoir. Évidemment, on s’est fait arrêter aussitôt. « Alors, la priorité à droite, ça vous dit quelque chose ? Et vous roulez sur les trottoirs, en plus ? » Le pote s’excuse, explique qu’il ne les avait pas vu arriver parce que leurs phares étaient éteints. Les flics nient, assurent que leurs phares étaient bien allumés, que de toute façon ils font ce qu’ils veulent, ce n’est pas eux qui sont en cause mais nous, ils cherchent la petite bête, s’agacent parce que la voiture est à mon nom mais ce n’est pas moi qui conduit, d’ailleurs l’adresse indiquée sur la carte grise est à cinquante kilomètres de là alors qu’est-ce qu’on vient trainer par ici, etc. Heureusement cette fois-là, un appel urgent sur leur radio met fin à un contrôle qui s'annonçait long et pénible.

Autre soirée. J’avais déjà été contrôlé deux fois dans la journée. C’était l’été, nous traînions sur le parking du MacDo pour profiter de la fraîcheur du crépuscule en bouffant des sundae caramel, quand une voiture de patrouille pila juste devant nous. Les quatre portières s’ouvrirent de concert et quatre flics en jaillirent. Exaspéré par ce qui s’annonçait être le troisième contrôle de la journée, je plongeai ma main dans une poche pour en ressortir la carte d’identité qu’on allait certainement me demander, quand un des flics a paniqué et la main sur son arme, a commencé à me hurler dessus, m’intimant l’ordre de ressortir très très lentement la main de ma poche.

Je pourrais encore parler de la fois où les douanes ont démonté ma Supercinq sur le bord de l’autoroute à la recherche de stupéfiants, ou de la fois où nous avons passé deux heures au poste parce qu’on nous soupçonnait de rouler dans une voiture volée alors que ni le modèle, ni la couleur de ma voiture ne correspondaient à celle qui était recherchée (mais l’immatriculation était presque la même donc c’était suspect), ou de la fois où j’ai failli me planter en moto parce que pour m’arrêter la voiture de patrouille m’avait fait une queue de poisson, ou encore de la fois où ma mère a failli faire un scandale parce qu’un flic avait eu devant elle un comportement ostensiblement discriminatoire envers moi. Je pourrais aussi parler des anecdotes équivalentes survenue à mon père, qui a été jeune-avec-une-tête-d’arabe bien avant moi.

Ces histoires semblent anodines, mais leurs conséquences ne le sont pas. Leur répétition (je rappelle qu’on parle de plusieurs dizaines de contrôles injustifiés) entache profondément le rapport que les populations ciblées entretiennent avec les policiers. Les humiliations verbales, voire physiques dans certains cas, les verbalisations continuelles pour des délits insignifiants là où vos potes ne sont jamais contrôlés donc jamais verbalisés pour les mêmes délits, l’impunité des forces de l’ordre même lorsqu’elles dérapent manifestement, tout cela nourrit du sentiment d’injustice. Or sans approbation de l’action de la police, sans reconnaissance de sa légitimité, le pacte social s’effondre. Le ressentiment s’étend d’ailleurs à tout ce qui représente l’État : ce n’est pas un hasard si parfois, écoles, pompiers, agences locales de l’ANPE, sont aussi pris pour cible.

Le pire est que ces méthodes nuisent probablement à l’efficacité policière et sont donc contre-productives. Le travail d’enquête repose sur la communication avec la population, or dans ces quartiers, plus personne ne veut parler aux flics. Ces contrôles sont aussi un facteur déclenchant des violences, parce qu’ils maintiennent constamment un niveau de tension élevé propice aux dérapages. Sur Twitter, quelqu’un a eu cette phrase très juste : « Théo et Adama vous rappellent pourquoi Zyed et Bouna courraient. » Le plus grave est que ce climat de tension est voulu. Rappelons que Sarkozy a limogé un commissaire parce qu’il tentait de retisser le lien avec les jeunes en organisant des matchs de foot amicaux.

Comme toute discrimination, ces contrôles au faciès ont également des conséquences sociales. Comme on ne contrôle que des Noirs et des Arabes, on ne trouve que des délits commis par des Noirs et des Arabes, ce qui conduit plein de gens (y compris des magistrats, ce que je trouve terrifiant) à affirmer que les Noirs et les Arabes sont intrinsèquement plus délinquants, ce qui en un cercle vicieux admirable justifie de ne contrôler que des Noirs et des Arabes. De là une surreprésentation de ces minorités en prison. C’est une statistique stigmatisante, elle alimente les préjugés, le comble est qu’elle est même utilisée pour justifier le profilage racial qui en est précisément la cause. On le voit à chaque affaire : les commentaires des journaux sont remplis de gens qui pensent que tout de même, si ces jeunes ont la police sur le dos, ce n’est pas par hasard, « on » sait bien que cette population est délinquante, ils n’ont que ce qu’ils méritent.

Il y a quelques semaines, un éditorialiste disait en substance que « en plein état d’urgence, alors que nous sommes visés par la menace islamiste, c’est irresponsable de laisser sous-entendre que la police a un comportement raciste envers la communauté arabe ». Je pense personnellement que le profilage racial est bien plus irresponsable que le fait de vouloir le dénoncer, d’autant plus que jusqu’à présent, la dénonciation est restée assez inaudible. Ça va peut-être enfin changer, au vu du contexte électoral dans lequel se produit la dernière bavure.

À propos des contrôles au faciès : ce document et ce rapport. À propos des violences policières : ce rapport.