Lettre ouverte

Cher jeune-Sébastien-habitant-Marseille,

Je viens de lire la petite bafouille que tu as commise dans le Huffington Post. (Ça ne t’embête pas qu’on se tutoie, hein ?) Je ne te cache pas que j’ai fait un gros effort pour arriver jusqu’au bout, vu qu’il n’y a pas une seule ligne de ton texte qui ne m’ait pas fait lever les yeux au ciel et pousser des cris hystériques. Alors rassure-toi, je ne vais pas te faire la morale et te reprendre point par point, on en aurait pour la semaine, on a tous les deux mieux à faire et surtout, je ne crois pas que tu sois prêt à tout entendre. Mais il y a quand même deux ou trois choses que je tiens à te dire.

Tu refuses de te définir par ta sexualité, qui dis-tu, n’est qu’une facette accessoire de ta personnalité. C’est cool que tu voies les choses comme ça, mais pas très original parce que figure-toi que c’est le cas de la majorité des gens. Tu n’as rien compris. Tu prends le problème complètement à l’envers. Le souci n’est pas que tu refuses de te définir par ta sexualité, le souci est que les autres le font à ta place et ne te laissent pas le choix. Ce n’est pas une question individuelle, c’est une question systémique. Tu sors avec une fille ? Sauf situation exceptionnelle, tu peux la présenter à toute ta famille, à tous tes potes, la tenir par la main dans la rue, lui rouler une pelle sur le quai de la gare, mettre sa photo sur ton bureau pour l’avoir sous les yeux toute la journée, raconter les week-ends merveilleux que tu passes avec elle à tes collègues. Tu sors avec un mec ? Sauf situation exceptionnelle, tu ne peux rien faire de tout ça, ou alors avec précaution, en tâtant le terrain avant, et tu tomberas toujours sur un con qui se permettra une remarque déplacée. C’est pareil au niveau légal. La loi se tape complètement de l’importance que tu accordes à ta sexualité ou à la façon dont tu te définis, elle te définit de force au vu de la personne qui se trouve dans ton lit et sur cette base, elle te dit que tu n’as pas les mêmes droits que les autres. C’est de moins en moins vrai, heureusement ; il y a eu la dépénalisation de l’homosexualité en 1982, puis le PaCS en 1999, puis l’alignement fiscal du PaCS sur le mariage peu après, puis le mariage en 2013 ; ce sont d’immenses progrès, mais il reste plein de choses à régler. Officiellement, comme l’homoparentalité ; mais aussi officieusement, comme le comportement des serviteurs de l’État face aux homosexuels. (Professeurs, policiers, juges… Les cas de discriminations sont innombrables.)

Comprends-moi bien. Je ne suis pas en train de rabâcher pour la énième fois que les homosexuels sont discriminés. Ça, on s’en fout, tout le monde le sait. Ce que je dis, c’est que tu es complètement à côté de la plaque quand tu dis que tu refuses de te définir par ta sexualité. Tu peux l’écrire autant que tu veux, tu peux même le penser sincèrement ; mais ça n’a pas la moindre importance, parce que le juge qui va refuser de te confier la garde de ton gamin parce que tu vis avec un homme, ou le mec qui va te casser la gueule dans la rue parce que tu as une tête de pédé, eux, n’en ont rien à foutre.

Après, tu affirmes que l’homosexualité n’est ni une culture ni une identité ni une communauté. Excuse-moi si je glousse. As-tu déjà regardé un film gay ? (Je peux te faire une liste, si tu veux.) La moitié des gags sont incompréhensibles pour un hétéro alors qu’ils sont directement compréhensibles pour un homo. Pourquoi ? Parce qu’ils sont basés sur des choses que la plupart des homos ont vécu un jour mais que la plupart des hétéros ne vivront jamais. Ce sont des choses parfois heureuses, parfois malheureuses, anecdotes de drague, plans cul, quiproquos, marques d’homophobie ou de discrimination, SIDA… Ces expériences forgent un vécu commun, partagé, marquant, exclusif, sur lequel nous pouvons construire notre mythologie, nos histoires, nos bouquins, nos chansons, nos blogs, nos films, nos styles vestimentaires (oui, parfaitement, nos styles vestimentaires), nos blagues qui ne font rire que nous, nos journaux, etc. Autrement dit : une culture et une identité. Tu ne le sais peut-être pas encore, mais ça a été très important, la culture gay. Et ça l’est sûrement encore. Par exemple, t’es tu déjà demandé comment les gays faisaient pour se reconnaître entre eux, et donc pour se rencontrer, avant l’invention d’internet ? Grâce aux lieux communautaires (écrase tes platform shoes de ma part dans la gueule des gens qui te disent que communautarisme est un gros mot), mais aussi grâce au gaydar. Comme on rêve tous de vivre dans un film de princesse, on aime bien se raconter que le gaydar est juste MA-GI-QUE, mais en réalité, c’est bien plus prosaïque ; on est juste sensible à des codes particuliers (bandana, piercing…), à une façon de s’habiller, de parler, de se comporter, en un mot : à une culture. Qu’on parvienne à identifier les signes de cette culture est bien la preuve qu’elle existe. (Évidemment, ce qui fout tout par terre, c’est que certains hétéros sont jaloux de notre bon goût et finissent par nous imiter. Du coup, on croit qu’ils sont homos aussi alors que c’est juste des copieuses. Ça fait des quiproquos et après il faut tout réinventer, c’est pénible. Bref.)

Il y a plein de trucs intéressants à dire sur la culture gay. Comment elle est façonnée « en creux » par le rejet de l’homosexualité par la société, comment inversement son existence modifie le reste de la société (par exemple, les hétéros qui copient les homos dont je parlais juste avant), comment elle vient aux homos… Parce qu’évidemment, les homos n’ont pas la « culture infuse ». Il y a un apprentissage. C’est en fréquentant d’autres gays plus âgés et des lieux communautaires, en regardant des films ou en lisant des bouquins qui leur parlent, la plupart du temps underground, qu’ils s’approprient ou refusent cette culture, et la font évoluer. Mais s’il y a bien un truc qu’on ne peut pas dire, mon cher jeune-Sébastien-habitant-Marseille, c’est qu’elle n’existe pas.

Enfin, tu dis que faire son coming-out est une violence, parce que tu penses que ton entourage va plaquer sur toi les pires représentations de l’homosexualité : débauche sexuelle, manières efféminés, pire ! Ils risquent d’imaginer que tu vas à la gay pride. (Probablement nu sur un char, en plus.) Primo, j’ai envie de dire : tu n’en sais foutre rien. Ne prends pas tes potes ou tes parents pour des abrutis, il te connaissent déjà et voient bien comment tu es, pourquoi veux-tu qu’ils aillent se faire une image de toi totalement contraire à ce qu’ils ont sous les yeux depuis vingt ans juste parce que tu leur présentes ton copain. Secundo, si tu trouves négatif d’être maniéré, efféminé ou d’aller à la gay pride, c’est toi qui a un problème. Tu ne peux pas à la fois regretter le jugement négatif des autres sur ce que tu es, et juger négativement d’autres personnes sur ce qu’elles sont. Tertio, tu n’as pas le choix. La visibilité est la seule issue. Individuellement parce que c’est la seule manière de pouvoir se mettre en couple sans sombrer dans la paranoïa à force de tout cacher, tout cloisonner, tout contrôler. Collectivement parce que c’est la seule manière de banaliser l’homosexualité. On a mis longtemps à la conquérir, cette visibilité. On ne fera pas marche arrière. On ne retournera pas dans le placard juste parce que tu as peur de dire à tes parents que tu suces des bites.

Maintenant, mon cher jeune-Sébastien-habitant-Marseille, veux-tu vraiment connaitre le fond de ma pensée ? Je pense que tu as parfaitement intégré tous les codes homophobes de la société française. Et là, tu découvres soudainement que tu es ce qu’on t’a appris à détester et à mépriser le plus. Du coup, tu exorcises en nous pondant un article pétri d’ignorance et de raisonnements foireux pour te justifier, te défendre, expliquer que toi tu n’es pas un homosexuel comme les autres, que ce sont les autres pédés qui sont détestables et méprisables, pas toi, toi tu es normal ! BO-RING. On est des millions à être passé par là avant toi.

Sauf que nous, on ne l’a infligé qu’à notre journal intime, pas à des dizaines de milliers de lecteurs.