Harpagon et Tartuffe

Il n’est pas rare de voir les milliardaires, sur la fin de leur vie, offrir une grosse part de leurs biens à des associations caritatives. Ainsi Bill Gates, qui a légué il y a quelques années 95 % de sa fortune à sa fondation. Je trouve ça très intéressant psychologiquement parlant. Ces gens ont le cerveau programmé pour gagner, pas pour perdre, ils n’offrent pas de l’argent, surtout d’aussi grosses sommes, ça va à l’encontre de leurs mécanismes mentaux ; je suis persuadé qu’en faisant ces dons, ils s’achètent en réalité quelque chose, de façon déguisée. Mais quoi ?

Déjà, probablement quelque chose de l’ordre de la bonne image publique – ce n’est pas un hasard si ces dons énormes sont généralement médiatisés. Une bonne image, c’est bon pour les affaires. Beaucoup de consommateurs préfèrent acheter des produits fabriqués par une entreprise éthique plutôt que par une entreprise qui fouette des enfants au Vietnam. C’est bon en interne également. Les salariés acceptent d’autant mieux de se faire exploiter qu’ils ont une bonne image de leur entreprise et de leur patron et qu’ils sont convaincus de travailler pour une bonne cause. Mais ces milliardaires s’achètent probablement aussi quelque chose d’un peu plus subtil, une sorte de bonne conscience, de paix avec eux-même ; car j’ai tendance à croire qu’on ne peut pas devenir si démesurément riche par rapport au commun des mortels sans en concevoir une certaine culpabilité, et qui se croit coupable pense devoir se racheter d’une façon ou d’une autre…

Bien sûr, ces dons colossaux sont une excellente chose pour les associations qui en bénéficient. Il ne faudrait cependant pas en généraliser le principe. Il ne faudrait pas que la charité individuelle remplace la solidarité collective. L’impôt me parait un moyen irremplaçable de redistribution des richesses, parce qu’il permet de financer des causes bien plus diverses que la charité (cette dernière ne tend à financer que ce qui est populaire : santé, éducation, art, etc.), et aussi parce qu’il coûte structurellement bien moins cher à collecter. N’importe quelle association caritative dépense au moins 20 à 30 % des sommes récoltées à organiser la dite récolte ; tandis que l’État ne dépense qu’environ 1 % des recettes fiscales à collecter l’impôt.

Pour autant, ne tombons pas dans le piège de ce mouvement des seize grosses fortunes françaises réclamant à être imposées davantage. Oui, le principe de l’impôt est supérieur au principe des dons et il vaut mieux qu’on taxe les milliardaires plutôt qu’on attende qu’ils donnent spontanément ; mais il ne faudrait pas non plus nous prendre pour des cons.

Une grande vertu de l’affaire Bettencourt fut qu’elle nous a beaucoup appris sur le taux d’imposition réel des milliardaires et sur les magouilles qu’ils utilisent pour échapper au fisc : entreprises off-shore, placements à l’étranger, dissimulation de comptes, multiplication des dons déductibles à des associations politiques bidons, etc. Cette brave Liliane, en pourcentage de nos revenus respectifs, paie moins d’impôts que moi ! Et elle vient maintenant se répandre dans les journaux, suppliant qu’on l’impose davantage pour le bien de notre pays… Quelle hypocrisie.

Ami milliardaire, j’ai un truc pour toi. Si tu veux sincèrement payer plus d’impôt, pas besoin de campagne de presse, pas besoin de voter une nouvelle loi de finance. C’est beaucoup plus simple que ça : arrête juste de frauder le fisc.