Adrénaline

Lorsque j'étais adolescent, j'avais comme tout le monde entendu des dizaines de légendes excitantes sur les bas-fonds de Paris, notamment sur la faune qui peuplait les catacombes et sur celle qui se réunissait la nuit dans le cimetière du Père Lachaise. Arrivé à l'âge adulte, un esprit curieux comme le mien ne pouvait évidemment pas manquer d'aller éprouver la véracité de ces légendes.

Mes contacts avec les catacombes furent très limités. Les deux seules fois où je voulus m'y rendre, je me retrouvai embarqué dans une descente de police. Pas de bol. Un peu lassé par des nuits au poste, je ne fis jamais de troisième tentative. Pour le Père Lachaise en revanche, ce fut une toute autre histoire.

Je crois que c'est en 1988 que deux amis et moi-même décidâmes de nous introduire nuitamment dans le plus grand cimetière parisien. L'entreprise fut minutieusement préparée. Il fut décidé que nous passerions par un petit square donnant sur la rue des Pyrénées et au fond duquel, bien à l'abri de l'éclairage public, trônait une petite cabane ; il était facile d'escalader la grille de ce square puis de monter sur cette cabane pour se hisser ensuite sur le mur d'enceinte du cimetière. Une fois en haut du mur, on pouvait ramper quelques mètres à califourchon pour atteindre un endroit d'où il était possible de sauter sur un arbre, puis de glisser jusqu'au sol. Nous avions évidemment repéré tous ces détails en plein jour, lors de quelques expéditions préparatoires.

Ce fut par une belle nuit sans lune que nous mîmes notre plan à exécution. Je ne suis pas sûr que nous avions choisi la façon la plus simple de nous introduire dans le cimetière, mais toujours est-il que notre plan réussit parfaitement. Et c'est ainsi que nous passâmes une petite heure à déambuler parmi les tombes, dans une obscurité presque totale, à la seule lueur de nos torches. Nous fûmes déçus : franchement, à part le sentiment d'avoir transgressé un interdit, il n'y avait pas de quoi s'extasier. Aucune messe noire. Aucune secte satanique. Aucun individu louche ou suspect. Rien. Il n'y avait littéralement pas un chat, au sens propre comme au figuré. Restait néanmoins le plaisir de croiser quelques sépultures célèbres au hasard de notre exploration. Je me souviens notamment de Sarah Bernhardt, Jim Morisson, Frédéric Chopin… Sans oublier Victor Noir et son fameux gisant à l'entrejambe prometteur.

Pas grand chose, donc. Jusqu'au moment où.

Nous avions pratiquement terminé notre exploration et nous commencions à rebrousser chemin vers l'endroit où nous avions installé la corde qui devait nous permettre d'escalader le mur côté intérieur pour ressortir. Quand soudain, en passant à proximité de banales toilettes publiques, nous entendîmes le bruit caractéristique et incongru d'une chasse d'eau que l'on tire.

En une fraction de seconde, nous éteignîmes nos lampes et nous jetâmes à plat ventre derrière un buisson. Et là, tapis les uns contre les autres, osant à peine respirer, les os autant glacé par la surprise que par l’humidité et le froid de la terre, nous entreprîmes de guetter la porte des toilettes. Qui allait bien pouvoir en sortir ? Un gardien ? Un clodo ? Un junkie ? Un dingue nécrophile quelconque ? Nous échafaudions mentalement mille mensonges vaguement crédibles en prévision d’avoir à justifier notre présence en ces lieux. Bref, nous nous préparions à passer un sale quart d’heure.

Mais ce qui nous attendait était presque pire. Car tout simplement, ni rien ni personne ne sortit jamais de cette foutue pissotière. Rien. Personne.

Au bout d'une bonne demi-heure terrés contre le sol glacé, dans le silence le plus total, il fallut nous rendre à l'évidence : nous étions seuls. Pratiquement sans nous concerter, sur un simple échange de regard, nous nous levâmes d'un bond ; l'instant d'après nous courions tous les trois comme des dératés vers la sortie.

Quelques jours plus tard, nous revînmes sur les lieux aux heures normales d’ouverture, en plein jour, afin d’éclaircir le mystère. Deux hypothèses nous semblaient envisageables. Soit les toilettes étaient équipées d’une chasse d’eau automatique, le genre de dispositif actionné par une minuterie à intervalles réguliers ou par une cellule photo-électrique qu’un animal aurait pu déclencher. Soit il y avait bien quelqu’un, mais cette personne était sortie par une autre issue que celle que nous surveillions depuis notre buisson.

Aucune de ces deux théories ne résista à un simple examen des lieux. Il n’y avait pas de chasse d’eau automatique. Il n’y avait pas d’autre sortie.

Le mystère demeure donc. Ce qui ne m’a jamais empêché de retourner la nuit dans les cimetières.

Penne façon risotto aux olives et au chorizo

J’ai découvert récemment que l’on pouvait faire cuire des pâtes à la façon d’un risotto, c’est à dire non pas dans une grande quantité d’eau bouillante, mais dans une petite quantité de bouillon. Procéder ainsi dispense de l’égouttage en fin de cuisson, tout l’amidon reste au lieu de partir dans l’évier et les pâtes prennent naturellement l’aspect crémeux du risotto. Attention, recette !

Il vous faut :

Mode opératoire :

Découper le poivron rouge en petits dés. Les mettre dans une casserole à feu doux et laisser suer pendant une vingtaine de minute. Remuer régulièrement pour éviter que ça brûle. Ne pas mettre de matière grasse : il ne faut pas faire frire, seulement laisser cuire doucement.

Pendant ce temps, découper le demi-chorizo en petits dés et les olives vertes en petites rondelles, laver et ciseler le basilic. Réserver.

Préparer le bouillon en dissolvant un cube de bouillon de volaille dans un demi-litre d’eau bouillante. Laisser la casserole sur le feu : ce bouillon doit rester chaud pendant toute la préparation.

Émincer l’oignon et le faire revenir avec une bonne rasade d’huile d’olive dans une grande poêle à feu vif. Quand l’oignon est transparent, ajouter les pâtes crues. Bien remuer pour qu’elles s’enrobent uniformément d’huile, laisser chauffer quelques instants. Puis déglacer avec le verre de vin blanc et ajouter immédiatement une louche de bouillon de volaille bouillant.

Laisser les pâtes absorber le bouillon en remuant constamment. Dès qu’il n’y a presque plus de liquide, ajouter une nouvelle louche de bouillon chaud. Recommencer ainsi pendant 11 à 12 minutes, toujours en remuant sans interruption, toujours à feu vif. Normalement, un demi-litre de bouillon doit suffire, mais il se peut qu’il en faille un peu plus ou un peu moins suivant la température et suivant la qualité des pâtes. Anticipez si vous voyez qu’il va en manquer !

En parallèle, cinq minutes avant la fin de la cuisson des pâtes, ajouter les dés de chorizo, les olives et les feuilles de basilic ciselées à la casserole de poivrons. Laisser chauffer en remuant de temps à autre. La chaleur va faire rendre de l’huile au chorizo et les poivrons vont finir de cuire dans cette matière grasse pimentée.

Enfin, réunir les pâtes bien crémeuses et le mélange de poivrons, de chorizo et d’olives dans une casserole. Mélanger, saupoudrer de copeaux de parmesan. Servir immédiatement.

Buon appetito a tutti !

Principe de Peter

En France (et peut-être ailleurs dans le monde, je n’en sais rien, je n’ai travaillé que dans notre beau pays), écrire du code est mal vu. C’est un boulot considéré comme vulgaire, peu estimé, peu estimable. C’est stupide, parce que développer correctement est un travail qui réclame des facultés intellectuelles tout à fait respectables, ainsi que le prouvent des gens comme Donald Knuth ou Dennis Ritchie (dont la mort la semaine dernière est passée relativement inaperçue). Mais c’est comme ça. Développer est perçu comme un boulot de technicien, comme un boulot sous-qualifié.

Du coup, quand un développeur fait bien son travail et qu’on cherche à lui offrir une promotion, on le nomme à un poste que l’on considère comme plus honorable, c’est à dire à un poste… de non-développeur. Paradoxe du métier : plus vous êtes bon, plus il y a de chances que vous écriviez moins de code, et écrire moins de code reste le meilleur moyen d'escalader l’échelle sociale et d’augmenter votre salaire.

Il se trouve que je me débrouille plutôt bien en développement. Alors chez GrosseBouâte SA, ça n’a pas raté. J’y suis depuis à peine un an et on m’a déjà promu, en vertu de ce fameux principe qu’on ne peut quand même pas laisser un bon développeur faire son métier, juste son métier, rien que son métier. Me voilà donc manager d’une équipe de R&D, responsable des développements embarqués. Je passe mes journées à organiser des trucs et des machins, à tenir à jour des tableaux de bord, à répartir des tâches, à chiffrer des projets sur lesquels je ne travaillerai jamais, à faire des choix d’architecture que d’autres implémenteront.

Parfaite illustration du principe de Peter, car moi, je ne sais pas gérer l’humain. Quand un développeur de mon équipe vient me présenter avec fierté ce qu’il a réalisé, qu’il attend un compliment, des félicitations, un encouragement, alors que son boulot est objectivement si merdique qu’il faudra le refaire, je ne sais pas comment réagir, comment rectifier le tir sans être trop négatif. Quand un développeur ne parvient pas à coder un algorithme alors que je lui en fourni une description complète ainsi qu’un lien vers une page web qui en propose des exemples d’implémentation, je ne sais pas quoi dire d’autre que « mais enfin t’es con ou quoi ? ». (Oui, c’est du vécu.)

Je suis allé au magasin pour acheter quelques louches de diplomatie, deux doigts de psychologie et une pincée de pensée positive. Mais je n’ai pas trouvé. Alors je suis reparti avec Le management pour les nuls. On verra bien ce que ça donnera.

Coloquintes

photo

La maison hantée

Dans la nouvelle maison, il y a un bruit. Un bruit sourd. On l’entend principalement la nuit lorsque tout est calme, mais j’ai bien l’impression qu’il ne s’arrête jamais.

Ce sont des coups brefs, sourds, qui se répètent de façon imprévisible, quoiqu’à intervalles assez réguliers. Un peu comme si quelqu’un se tenait dans la cave et donnait des coups de bélier dans les fondations. Impossible d’en localiser précisément l’origine, c’est trop bref, trop imprévisible, le son est trop faible, il se répercute dans toute la structure du bâtiment, il semble provenir de partout et nulle part.

La première fois que nous l’avons entendu, nous avons pensé qu’il s’agissait de cambrioleurs tentant de forcer les portes du garage – la voisine s’était fait voler sa voiture quelques semaines plus tôt. Mais nous n’avons vu personne, et puis ça ne correspond pas au fait que ce bruit mystérieux ne s’interrompt jamais. Ca ne peut pas non plus être le voisin avec qui nous avons un mur mitoyen, il n’est jamais là. J’ai envisagé l’hypothèse d’un arbre dont les branches cogneraient régulièrement dans la toiture, mais ça ne semble pas coller non plus. Il y a aussi pas mal de chats dans le quartier qui trouvent fort agréable de séjourner sur le toit des garages, mais je doute que des bestioles aussi petites causent un tel barrouf.

C’est peut-être le pharmacien à côté qui est séquestré depuis une semaine dans son officine par des dealers de drogue et qui donne des coups dans les murs pour attirer l’attention. Ou alors, c’est la vieille en face qui héberge un atelier clandestin dans son garage, avec vingt Chinois enchaînés qui jouent de la machine à coudre nuit et jour. Ou alors ce sont les fondations qui travaillent parce que nous sommes situés sur un nœud d’énergie tellurique et le 21 décembre 2012, la fin du monde commencera par la destruction de notre maison.

Le plus probable reste que la maison est tout simplement hantée. L’ancien propriétaire a dû emmurer sa femme vivante dans le mur de la chambre et c’est son esprit qui frappe pour essayer de s’échapper. Ou alors la maison est construite sur la terre sacrée d’un vieux cimetière Hopi, et leurs esprits ne seront calmés que lorsque le quartier aura été rasé. Bientôt, ce seront les objets qui se déplacent tous seuls, les coupures de courant inexpliquées, la rouille qui sort des robinets et les murs qui saignent (mais ça, ça ne se verra pas, parce que nos murs sont déjà peints en rouge).

Nous hésitons encore entre prendre rendez-vous avec un exorciste et appeler Carole Rousseau et Jacques Legros afin qu’ils viennent faire un reportage pour la prochaine édition des Trente histoires les plus mystérieuses. Surveillez TF1.

À la Poste

Une fois de plus, le facteur n’a pas sonné et s’est contenté de laisser un avis de passage dans la boîte aux lettres. Il n’a même pas daigné y cocher l’une des trois cases prévues pour expliquer la raison de la non-distribution du colis. Normal : aucune n’aurait convenu, je n’étais pas absent, ma boîte aux lettres est bien normalisée, ma sonnette est parfaitement accessible et fonctionne.

Aussi me permets-je respectueusement de suggérer à l’administration des postes de revoir la forme des avis de passage afin d’y ajouter la case suivante, probablement plus adaptée à la réalité actuelle du terrain :

Suite à la privatisation de nos services, notre paradigme n’est plus de rendre service aux usagers mais de maximiser les profits de nos actionnaires. Ceci passant par une réduction drastique du nombre de facteurs et par le remplacement des fonctionnaires assermentés par des vacataires incompétents, vous comprendrez que nous n’avons vraiment ni le temps ni l’envie de monter frapper à votre porte pour vous remettre votre colis en main propre. (Et ce, même si nous nous engageons à le faire dans les conditions générales de vente de notre service Colissimo, même si votre colis contient des objets périssables, même si vous aviez pris votre matinée de boulot pour attendre ce colis urgent.) Merci de venir faire une heure de queue samedi matin pour venir chercher votre colis de merde vous-même au bureau désigné ci-contre.

Bon, d'accord, c'est un peu long pour figurer sur l'avis de passage, mais en écrivant avec des petits caractères, non ? Et sinon, je voudrais aussi signaler que le type qui a pondu la nouvelle organisation des bureaux de poste est un grand psychopathe.

Tactique classique. On prend un service public qui marche bien, puis on le réforme (au prétexte de le moderniser) de telle sorte qu’il ne marche plus. Les usagers râlent, trouvent insupportable cette situation de monopole qui les oblige à dépendre d’un service devenu pourri, exigent l’ouverture à la concurrence. Et on privatise, avec l’assentiment général, un service que tout le monde, dix ans plus tôt, refusait catégoriquement de privatiser.

Le pire, c’est qu’on se fait avoir à chaque fois.

Du droit de grâce

Le droit de grâce est une sorte d’anomalie démocratique, une survivance des monarchies absolues où le roi avait droit de vie et mort sur ses sujets. Je ne comprends pas son existence dans nos démocraties modernes. Peut-être les rédacteurs de nos constitutions y voyaient-ils un dernier rempart en cas de dysfonctionnement de l’institution judiciaire ? Peut-être voulaient-ils accorder ce pouvoir suprême au Chef de l’État afin de sacraliser sa fonction ? Peu importe. Ce droit est problématique.

Un des buts (ce n’est évidemment pas le seul) de la démocratie, c’est de protéger le peuple des caprices d’un souverain tout-puissant, c’est de tenir éloigné autant que faire se peut l’arbitraire du fonctionnement de la société. Or le droit de grâce réintroduit justement cet arbitraire. À cause de lui, le sort d’un condamné ne dépend plus de l’institution judiciaire mais in fine du bon vouloir du Président qui, par le hasard du calendrier, se trouve en exercice au moment de l’application de la sentence. Un tel hasard est à l’opposé d’une justice équitable, parce qu’il implique que tous les condamnés ne sont pas logés à la même enseigne ; et il est à l’opposé de la démocratie, puisque qu’un seul homme, le Chef de l’État, décide de l’application ou non d’une loi votée par les représentants du peuple.

Je n’aurais pas aimé être à la place de Pompidou lorsque s’est présenté le double cas Bontemps et Buffet. Je n’aurais pas aimé être à la place de Giscard lorsque s’est présenté le cas Ranucci. Je n’aurais pas aimé être à la place d’Obama hier soir.

Laisser exécuter un condamné, bien qu’on le croie innocent ou qu’on soit personnellement opposé à la peine capitale (peu importe la raison) ? Ou bien le gracier, mais ce faisant, bousculer les institutions en s’arrogeant à la fois le pouvoir législatif – en empêchant l’application d’une loi votée démocratiquement par le parlement – et le pouvoir judiciaire – en contredisant le travail des juges et des jurés ? Vaut-il mieux violer la démocratie ? Ou bien vaut-il mieux sauver un homme ?

Je ne vois pas de réponse acceptable à ces questions, ni d’un point de vue moral, ni d’un point de vue pragmatique. Et le problème d’un président, c’est qu’il est obligé d’y répondre. Obama a choisi de ne pas prendre position, ce que je comprends parfaitement puisque ce droit de grâce est une anomalie ; sauf qu’hélas, dans ce cas précis, refuser de trancher revient à trancher dans un sens.

Il faut abolir le droit de grâce. Il faut abolir la peine de mort. Respecter la vie de tous ses citoyens, mieux garantir la séparation des pouvoirs, ne pas placer le Chef de l’État dans une position moralement intenable : c’est la seule voie vers un état démocratique moderne.

Infiniment

On a intuitivement tendance à penser que les nombres pairs sont deux fois moins nombreux que les nombres entiers. C'est logique, puisque pour construire l'ensemble des nombres pairs, il suffit de prendre l'ensemble des nombres entiers et d'enlever un élément sur deux. Pourtant, c'est faux. La preuve : on peut établir une bijection entre les deux ensembles, c'est-à-dire une relation reliant de façon univoque chaque élément du premier ensemble à chaque élément du second. En l'occurrence, une simple multiplication par deux suffit pour passer de { 0, 1, 2, 3, 4, 5 … } à { 0, 2, 4, 6, 8, 10, … }. Le nombre d'éléments dans les deux ensembles est donc forcément le même. La moitié de l'infini, c'est encore l'infini.

Autre paradoxe qui n'en est pas un, en physique cette fois. L'univers est à la fois en expansion et infini. Comment un objet de taille déjà infinie peut-il encore grandir ? Exactement de la même manière que l'on a construit notre ensemble des nombres pairs ci-dessus. Imaginez qu’on étire l'espace comme un élastique, de telle sorte que ce qui correspondait auparavant à 1 mètre corresponde désormais à 2 mètres. Si on prend deux objets au hasard n'importe où dans l'Univers, la distance qui les sépare aura doublé dans l'opération, ce qui donnera l'impression d'une expansion. Mais dans le même temps, la taille totale de l'Univers n'aura pas changé : elle sera toujours infinie. Le double de l'infini, c'est encore l'infini.

Pour compliquer les choses, il existe en réalité plusieurs tailles d'infini. Ce n'est guère surprenant : on sent bien, par construction, qu'il doit exister infiniment plus de nombres réels que de nombres entiers, puisqu'entre deux entiers consécutifs quelconques, tels que 1 et 2 par exemple, on peut faire entrer une infinité de nombres réels. Et pour une fois, l'intuition ne nous trompe pas ; on sait effectivement avec certitude qu'il existe plusieurs tailles d'infini. On les appelle, par ordre de taille croissante : aleph zéro, aleph un, aleph deux, etc. On sait que le nombre d’éléments dans l’ensemble des entiers naturels est le plus petit infini connu. Il vaut donc aleph zéro. Mais quelle est la taille de l’ensemble des réels ? Non seulement on ne le sait pas, mais de plus, il est impossible de le savoir formellement, du moins dans le cadre de la théorie des ensembles. On peut postuler que la taille de l’ensemble des réels vaut aleph un, c’est ce qu’on appelle l’hypothèse du continu. Ou bien on peut ne pas. Aucune des deux options n’est ni démontrable ni réfutable, et aucune des deux options n’entraine d’incohérence dans la théorie.

L'existence de plusieurs tailles d'infini révèle de nouvelles sources d’amusement. Par exemple, imaginez que tous les nombres réels et tous les nombres entiers se trouvent mélangés dans un sac, et qu’on en tire un au hasard. Quelle est la probabilité pour que je tombe sur un nombre entier ? Considérons l'intervalle qui s'étend de 1 (inclus) jusqu'à 2 (exclus). Il ne contient qu'un seul entier, à savoir 1 ; mais il contient une infinité de réels (1,2 ou 1,33333 ou 1,689768987865 en sont des exemples). Sur cet intervalle restreint, la probabilité de tomber sur un entier est donc de 1/infini, soit zéro. Le résultat ne change pas si on généralise à l'ensemble des nombres au lieu de se limiter à un petit intervalle. Donc, quand on choisit un nombre parfaitement au hasard, la probabilité de tomber sur un entier est nulle, alors même qu'il existe pourtant une infinité d'entiers.

Une catégorie intéressante de nombres sont les nombres normaux. Ce sont des nombres réels dans lesquels toutes les suites possibles de chiffres apparaissent de façon équiprobables dans le développement décimal. Ainsi, tous les chiffres possibles (de 0 à 9) présentent chacun exactement 1 chance sur 10 d'apparaître, toutes les suites possibles de deux chiffres (de 00 à 99) présentent chacune exactement 1 chance sur 100 d'apparaître, toutes les suites possibles de trois chiffres (de 000 à 999) présentent chacune exactement 1 chance sur 1000 d'apparaître, et ainsi de suite. Comme un nombre normal présente un développement décimal infini, on peut affirmer avec certitude que n'importe quelle suite de chiffre arbitrairement longue (mais finie) y apparaît.

Il est extrêmement difficile de prouver qu'un nombre donné est normal. Par exemple, on soupçonne fortement que le nombre pi le soit, on l'a vérifié expérimentalement en mesurant les probabilités d'apparition de quelques suites de chiffres données dans les 200 milliards de décimales de pi que l'on connait, mais on est bien incapable de le démontrer formellement. En fait, les deux seuls nombres dont on est certain de la normalité sont des nombres qui ont été construits spécialement pour : le nombre de Champernowne et la constante de Copeland-Erdös.

Sur un CD ou un DVD, la musique, l'image ou le texte sont numérisés, c'est à dire représentés sous la forme d'une succession de chiffres. Comme par définition, dans un nombre normal, n'importe quelle séquence de chiffre apparaît, on peut affirmer que le contenu de n'importe quel CD ou DVD apparaît plusieurs fois dans les décimales de n'importe quel nombre normal, tel que pi. Mieux : on peut même affirmer que l'intégralité des oeuvres musicales, littéraires et filmographiques connues, y compris le film de vos dernières vacances ou le contenu de ce blog, se trouve dans les décimales de pi. Vous allez me dire : impossible, il existe des milliers de films, des millions de morceaux de musique, et probablement des milliards de textes écrits, comment peuvent-ils tous être contenus dans pi ? C'est pourtant simple : aussi énorme que ce volume de données puisse être, le développement décimal de pi sera toujours plus grand, puisqu'il est infini.

Question finale : on ne sait pas montrer formellement qu'un nombre donné est normal, mais au moins, sait-on combien y a-t-il de ces curiosités ? Oui : une infinité. En fait, les nombres normaux sont même infiniment plus nombreux que les autres. En conséquence de quoi, si on tire un nombre parfaitement au hasard, la probabilité pour que l’on tombe sur un nombre normal est de 100 %, alors même qu'il existe pourtant une infinité de nombres non normaux.

Infiniment dingue, non ?

(Billet initialement publié ailleurs le 12 septembre 2005. Quelques corrections suites aux remarques d’un éminent lecteur.)

La Défense

photo

Juif

La Shoah est un traumatisme pour des millions de juifs. Je ne parle pas de ceux de l’époque, mais bien des juifs actuels, ceux qui vivent maintenant, en 2011. À peine deux générations se sont écoulées, une seule pour ceux qui comme moi sont nés dans les années 60. C’est peu, beaucoup trop peu pour que la Shoah appartienne vraiment au passé. Un traumatisme aussi majeur se transmet. Des parents traumatisés font des enfants traumatisés. Des parents qui ont appris le réflexe de se cacher et de se méfier de tout le monde donnent des enfants qui ont le réflexe de se cacher et de se méfier de tout le monde. Ca ne vous semblera pas rationnel parce que soixante-dix ans se sont écoulés et que la situation sociale et politique n’a plus rien à voir, mais c’est comme ça, il faut vivre avec ce traumatisme psychologique qui se transmet de génération en génération : des millions de juifs actuels sont encore terrorisés par la Shoah.

Soixante-dix ans, c’était hier. Des témoins de cette époque vivent encore et ils parlent. La Shoah, ce n’est pas une abstraction dans des livres d’histoire, ce sont des témoignages oraux, bien vivants, de la part de parents, d’amis, de collègues de travail. C’est du palpable. C’est du terrifiant. Le patron du labo où je travaillais dans les années 90 était un survivant d’Auschwitz, n’importe qui pouvait voir son numéro tatoué sur son avant-bras. Un jour qu’il recevait une distinction académique quelconque, pendant le buffet qui avait suivi, il nous a raconté. C’était insoutenable. Au sens propre. Dans l’assistance, des gens pleuraient, la plupart étaient tellement accablés qu’ils ne pouvaient pas regarder autre chose que leurs pieds.

Quand je parle de traumatisme de la Shoah et de sa transmission générationnelle, ce n’est pas un concept, une expression, une vague idée. Je parle de pathologies très concrètes, sur lesquelles travaillent des médecins, qui publient des articles. Je parle de cette actrice (son nom m’échappe) qui de passage dans un hôtel berlinois, fut prise de terreur lorsque le groom frappa au petit matin à sa porte et s’adressa à elle en allemand, au point de tenter de s’enfuir par le balcon. Je parle du nombre anormalement élevé de névroses, de dépressions, de suicides parmi les survivants et leurs descendants – à commencer par Primo Levi.

La Shoah, c’est un problème de patronyme. La plupart des gens ont été déportés juste parce qu’ils avaient des noms à consonance juive. Ce qui est totalement absurde bien sûr, puisque le patronyme se transmet par le père et la judéité par la mère, ce qui fait que plein de juifs portent des noms goys et plein de goys portent des noms juifs ; sans compter ceux qui, victimes d’une quelconque diaspora précédente, avaient changé de nom entretemps, par précaution. Vous croyez qu’être juif, c’est pratiquer la religion juive, être circoncis, ne pas manger de porc, respecter le shabbat, porter une kippa ? Non. Être juif, ce n’est rien d’autre que de porter un nom juif. Tout simplement parce qu’au yeux des autres (y compris des autres juifs d’ailleurs), si vous portez un nom juif, cela fait de vous de facto un juif. Vous n’avez pas votre mot à dire sur la question, ce n’est pas vous qui décidez.

Je n’avais pas compris ça, avant – et je ne m’attends pas à ce que vous le compreniez facilement. Pourtant, les indices étaient nombreux : je me suis fait casser la gueule plus d’une fois à l’école et au collège par des Arabes qui avaient un peu tendance à importer le conflit israélo-palestinien en banlieue parisienne (le comble, c’est qu’une partie de ma famille est arabe…) ; on m’a parfois soupçonné d’avoir eu des promotions non pas au mérite mais parce que je portais le même nom que le patron ; j’ai régulièrement essuyé des remarques antisémites ; et inversement, il est bien possible que j’aie parfois bénéficié sans m’en rendre compte des faveurs de tel ou tel collègue qui voyait en moi quelqu’un « du même bord » que lui. Mais je ne comprenais pas, je ne pouvais pas faire le lien entre tous ces micro-événements : dans ma tête, je n’étais pas juif.

Il y a dix ans, un psychiatre m’a demandé si je n’avais pas de problème avec mon nom de famille. Je n’ai pas compris la question, elle m’a paru déplacée, totalement hors de propos. Il a insisté. Et à force d’en discuter, le puzzle a fini par s’assembler : je suis juif. Je ne suis pas circoncis, je mange du porc et je n’ai jamais mis les pieds dans une synagogue, mais je n’en suis pas moins juif. Un peu par mes origines, un peu par la culture et la façon d’être que m’ont transmises mes parents ; mais surtout par mon nom de famille qui conditionne, à mon insu, la façon dont les autres se comportent avec moi – cf les incidents que je relatais au paragraphe précédent. Si j’avais vécu dans les années 40, aussi peu juif que j’eusse pu me sentir dans ma tête, j’aurais été déporté quand même, juste à cause de mon nom de famille. Ergo, je suis juif.

Bien sûr que c’est absurde. Toute l’histoire de la Shoah est absurde. C’est justement pour ça qu’elle est traumatisante au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer : parce que notre esprit a besoin de logique, de cohérence, nous avons besoin d’être persuadés (même si c’est faux) que la raison gouverne le monde, sans quoi nous ne pourrions pas le comprendre, y évoluer, nous y sentir en sécurité. Sauf que là, il n’y a rien à comprendre, il n’y a pas de raison, il n’y a pas de sécurité ; il n’y a rien d’autre que de l’arbitraire et de l’absurde. Et l’absurde, conjugué à la certitude de ne jamais être totalement en sécurité, rendent fou.

Alors, pourquoi est-il choquant qu’une appli iPhone dresse la liste des personnalités juives ? Pourquoi est-il choquant que les statistiques du moteur de recherche Google montrent que les internautes s’intéressent beaucoup à la judéité des personnes publiques ? Parce que nous les Juifs, on ne peut pas s’empêcher de se demander pourquoi ça intéresse à ce point les gens. Et dans notre esprit un peu dérangé, les réponses qu’on imagine à ce pourquoi sont au mieux malsaines, au pire carrément inquiétantes.

Ceux qui ne voient pas en quoi cette application iPhone pose problème, vos arguments sont sensés, rationnels… mais ils oublient la réalité de la transmission générationnelle du traumatisme de la Shoah ; en fait, ils oublient juste le facteur humain. Dans un monde idéal, vous auriez raison. Peut-être que dans le monde du siècle prochain, quand le traumatisme sera atténué, vous aurez raison (en tout cas je l’espère). Mais aujourd’hui, dans le monde actuel, vous êtes à côté de la plaque. Vous ne comprenez juste pas de quoi vous parlez. Vous ne vivez pas avec ce traumatisme. Nous, si.

[small](Et que cette application ait été écrite par un juif n’a pas la moindre importance : ça nous rassure juste sur le fait qu’au moins, elle n’est pas l’œuvre d’un quelconque mouvement néo-nazi ; mais ça ne change pas un mot à ce que j’ai écrit ci-dessus.)[/small]

Civilisations perdues

J’ai une certaine fascination pour Stonehenge et ses gros cailloux dressés, pour Lascaux et ses fresques, pour toutes ces œuvres préhistoriques ou quasi-préhistoriques mystérieuses, incompréhensibles, ultimes vestiges de civilisations disparues. Faute d’avoir possédé l’écriture, ceux qui sont à l’origine de ces monuments n’ont pu nous en laisser la moindre notice explicative. Toute leur culture, toutes leurs croyances, toute leur vision du monde, toute leur cosmogonie se sont perdues. Rien ne subsiste plus qui pourrait nous aider à décoder la signification, le rôle, la fonction, le pourquoi de ces œuvres gigantesques.

Il y a trois ans, de nouvelles fouilles archéologiques ont été autorisées à Stonehenge (les précédentes fouilles remontaient à une époque où la datation au carbone 14 n’existait même pas !). Il ressort évidemment de ces dernières études tout un tas d’informations passionnantes, sur l’édification du site, sur la provenance des pierres, sur l’aspect original du monument. La composition chimique des os des cadavres enterrés à proximité nous informe sur le régime alimentaire de ceux qui venaient ici, et donc, sur la région géographique où ils ont grandi ; ce qui permet de savoir que certains venaient de très loin, de l’autre bout de l’Europe, à des milliers de kilomètres de là. La médecine légale nous apprend aussi que beaucoup qui venaient ici sont morts de maladies chroniques. D’autres au contraire sont morts de mort violente, arme blanche ou flèches d’archers.

J'ai vu un reportage qui déduisait de tout ça que Stonehenge était probablement une Lourdes de l’époque, un lieu de guérison miraculeux où officiaient des prêtres respectés et qui attirait des malades de toute l’Europe ; et que l’accès au lieu était surveillé par des gardes armés.

Bien sûr, une telle interprétation se tient, elle colle aux éléments matériels et c’est la première chose que l’on demande à une théorie scientifique. Mais je trouve qu’elle se base implicitement sur bien plus de choses que les simples faits : elle projette aussi des éléments de notre culture sur celle de nos ancêtres. C’est inévitable, il est impossible de « sortir du système » complètement et de raisonner en dehors de tout référentiel culturel. Mais j’ai le sentiment qu’on pourrait tout aussi bien expliquer Stonehenge sans faire appel à des guérisons miraculeuses et à des gardes armés, concepts qui me semblent vraiment modernes et occidento-centrés…

Église Jeanne d'Arc de Rouen

photo

Le rugby, ce sport de pédés

J’ai vaguement fréquenté le monde du rugby. J’y ai joué un peu au lycée, j’ai d’ailleurs découvert pas plus tard qu’il y a trois jours, sur un site de retrouvailles d’anciens élèves, une photo de notre équipe ; je n’y figure pas parce qu’elle a été prise l’année après celle où j’y étais, mais j’y ai reconnu pas mal d’anciens potes. Plus tard, le hasard a voulu que je fréquente, pour des raisons totalement étrangères au rugby d’ailleurs, l’entraîneur de l’équipe de la fac située non loin de chez moi. Enfin, à l’époque où je persistais sur les chemins de l’erreur et de l’hétérosexualité, je suis sorti pendant six mois avec une rugby-woman.

Tout ça pour dire que j’ai assisté à un nombre incalculable de troisièmes mi-temps et de déplacements en car pour des matchs à l’extérieur. Et ce qui m’a toujours frappé, sans jamais trop le dire tout haut évidemment (tout ça reste entre nous, hein ?), c’est l’homosexualité latente qui règne dans ce sport.

Pas de douche qui ne soit pas collective. Pas de troisième mi-temps sans au moins un ou deux mecs qui finissent à poil, sous le regard amusé intéressé de tout le monde. Pas de pause pipi sans que ça se mate la bite à tout bout de champ – mais discrètement, hein, on n’est pas des pédés. Une fois, dans un bar, après une petite fête bien arrosée avec l’équipe, j’ai vu deux rugbymen se rouler une pelle. Ils n’appelaient pas ça comme ça, bien sûr. Officiellement, ils jouaient juste à se repasser une gorgée de bière directement de la bouche à la bouche. Une autre fois, lors d’un déplacement en province, trois ou quatre mecs situés une rangée derrière moi dans l’autocar se sont mis à jouer à « pas cap’ de me sucer la bite ». Il ne s’est rien passé puisque comme je le disais, on n’est pas des pédés ; mais bon, c’est allé assez loin verbalement et un des types a quand même fini à poil en semi-érection. (J’avais 17 ans et c’était l’une des premières fois que je voyais un autre mec que moi en érection, je ne vous raconte pas dans quel état j’étais.)

Je me demande toujours si ces comportements sexuellement ambigus sont conscients. Je ne pense pas, vu l’étonnement (et l’effarement : on n’est pas des pédés, je vous dis) de quelques amis rugbymen à qui je les faisais remarquer. Je suppose que les sports collectifs de contact, et tous les rituels sociaux qui vont autour, sont les moyens que notre société occidentale a trouvés pour canaliser les pulsions homosexuelles, pour autoriser au moins une fois de temps en temps les hommes à toucher d’autres hommes. Il me semble qu’Élisabeth Badinter évoque cette idée dans un de ses bouquins, d’ailleurs.

Chez nous, les homos, les choses sont quand même moins alambiquées. Quand on a envie de sexe avec un autre homme, on couche simplement avec et on n’en fait pas toute une maladie. On n’emballe pas tout ça dans des règles sociales compliquées et on ne prétend pas que c’est pour jouer avec un ballon !

Tic-Tac

J’ai acheté une magnifique pendule pour décorer notre nouveau salon. Une grosse pendule, le genre à quatre cadrans qui donnent l’heure à Paris, Londres, New-York et Hong-Kong, le genre qui vous donne l’impression de vous trouver dans la situation room de la Maison Blanche en pleine crise avec le Président des États-Unis qui sauve le monde juste à côté de vous.

Un amoureux des belles mécaniques tel que moi ne peut s’empêcher de rêver en imaginant le complexe mécanisme d’horlogerie qui doit propulser l’ensemble et maintenir toutes ces aiguilles synchronisées. Le pendule de torsion qui oscille avec une isochrone majesté sous l’effet d’un petit électro-aimant, la roue à échappement, les arbres qui transmettent le mouvement et les engrenages qui le démultiplient de telle sorte que les quatre grandes aiguilles tournent exactement douze fois plus vite que les quatre petites, et toutes ces sortes de choses fascinantes.

Mon cul, oui.

Arrivé à la maison, j’ai déballé le précieux objet et l’ai retourné. Au verso, point de mécanisme complexe, point d’élégants engrenages. Juste quatre horloges en plastique de fabrication chinoise collées côte à côte au pistolet à colle (bavures dégueulasses incluses dans le prix) à l’arrière du cadran. Quatre horloges, avec quatre piles, quatre mécanismes indépendants, qui émettent quatre tic-tac admirablement désynchronisés. Chaque fois que je l’entends, je ne peux m’empêcher de penser au Poème symphonique pour 100 métronomes de György Ligeti.

J’avoue que je suis un peu déçu.

This must be the place

L’improbable film italo-franco-irlandais de la semaine que je suis bien content de ne pas avoir raté : This must be the place de Paolo Sorrentino. Cheyenne, ex-pop star gothique à la retraite (exubérance capillaire et maquillage visiblement inspirés par Robert Smith) vit une vie de lenteur et d’ennui dans la banlieue de Dublin. La mort de son père, avec qui il avait coupé les ponts depuis 30 ans, le rappelle à New-York. Il décide alors de partir à la recherche du criminel de guerre nazi qui a persécuté son père à Auschwitz.

C’est plus fort que moi, je ne peux pas résister à un road-movie. Celui-là répond scrupuleusement à tous les critères du genre : paysages américains grandioses qui défilent, personnages pittoresques croisés à chaque étape, incidents de parcours divers, et un héros qui part en quête de quelque chose, trouve autre chose, et sort finalement transformé de l’aventure. On ne peut plus classique, je vous dis !

Ce qui est moins classique, c’est qu’il s’agit d’un film excessivement lent. Sean Penn parle au ralenti – c’est d’ailleurs assez horripilant au début. Il voyage au ralenti, choisissant le bateau plutôt que l’avion pour traverser l’Atlantique. L’action progresse par tous petits pas, le réalisateur prend manifestement beaucoup plus son pied à nous montrer des successions de jolis plans qu’à faire avancer son histoire. Du coup, il faut s’accrocher, beaucoup de scènes ne prennent sens qu’après un long moment, quand toutes les pièces du puzzle finissent par s’emboîter.

L’ensemble est plaisant, mais il ne faut pas s’attendre à un film très subtil. L’intrigue est simpliste et ne prétend pas à la cohérence, la fin est facile et cousue de fil blanc, il y a des métaphores pas trop finaudes, comme cette grosse valise à roulette que Cheyenne traîne absolument partout, symbolisant son passé qui le ralentit et l’entrave. Mais on s’en fout. On est là pour le jeu émouvant et fragile de Sean Penn, pour les personnages poétiques, pour les belles images et pour la bonne musique (signée David Byrne, le leader des Talking Heads, qui fait d’ailleurs un cameo dans le film). Et ça marche bien.

À voir – évidemment – en version originale, pour ceux qui veulent exercer leur oreille à reconnaître les accents : coproduction internationale oblige, il y a des acteurs venus d’un peu partout. Mon accent préféré : le mafioso sicilien croisé au restaurant japonais…

Monumenta 2011 (2)

photo
Page 1 | 2 | 3 | 4 | 5 | 6 | 7 | 8 | 9 | 10 | 11